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Avant le Jeu
la naissance (le 3 octobre 1897 à Paris),
Louis Aragon est une gêne pour sa famille, et une imposture
pour l'État-civil. Il n'aura d'existence légale que
dans sa quatorzième année, quand un acte judiciaire
vient tardivement ratifier son statut d'enfant né de parents
inconnus. On nage ici en plein coeur des secrets familiaux que génère
et entretient l'impératif des convenances bourgeoises : Aragon
grandit sans père, avec une mère clandestine qu'on fait
passer pour sa soeur (frère et soeurs aussi, donc, ses deux
tantes et son oncle), et une fausse mère adoptive qui est en
réalité sa grand-mère. Ce n'est pas tant l'illégitimité
d'Aragon qui doit retenir l'attention, que l'incroyable échafaudage
de demi-mensonges qui forme l'armature de sa première identité.
Tout y est à demi-vrai.
Louis Andrieux, le père, est donc un non-père, mais
il n'est pas absent. C'est lui qui donne son prénom, et qui
choisit aussi ce nom de province espagnole en souvenir, paraît-il,
d'une ancienne maîtresse, pour l'enfant qu'il a fait à
une autre maîtresse... Présent à la naissance,
il reste ensuite pour soutenir la famille de son fils qui manque toujours
d'argent. Il est le parrain du petit Louis, et lui sert de tuteur
au moment de s'inscrire à la Faculté de Médecine.
Aragon n'apprend la vérité de la bouche de sa mère
qu'au moment de partir au front en 1917. Mais il n'a pas eu besoin
d'être grand clerc pour avoir déjà deviné
l'identité de cet homme toujours présent et jamais là.
Ce n'est que très tardivement, à la fin des années
60 dans ses Entretiens avec Dominique Arban et dans Je n'ai jamais
appris à écrire, qu'Aragon évoquera publiquement
le volet paternel de son existence. En revanche, il s'inspire beaucoup
plus tôt du roman familial maternel. En écrivant Les
Voyageurs de l'impériale entre 1938 et 1939, il fait revivre
son grand-père, celui qui aurait du être son père
de substitution puisque sa grand-mère était censée
être sa mère. Mais là encore il s'agit d'une absence
: Fernand Toucas a déjà abandonné femme et enfants
quand son petit-fils vient au monde. Dans les Voyageurs, Aragon raconte
la fuite de celui qu'il appelle alors Pierre Mercadier.
La construction chronologique du roman est intéressante pour
la confusion qu'Aragon y entretient entre sa propre histoire et celle
de l'absent : il fait commencer le roman avec l'exposition universelle
de 1889, date à laquelle le vrai Fernand Toucas est réellement
parti. Mais dans les Voyageurs de l'impériale, il faut attendre
la fin de l'été 1897 pour voir Pierre Mercadier quitter
sa famille, au moment précis de la naissance du futur écrivain.
Brouillant encore les pistes en frôlant le réel, Aragon
se dépeint sous les traits du petit-fils de Mercadier, le petit
Jeannot qui vit comme son modèle dans la pension que tient
sa famille. Mais le fils de Mercadier, le père de Jeannot-Louis,
est alors bien présent, lui...
Dans la pension de l'avenue Carnot, les Toucas ne sont restés
que cinq ans, entre 1899 et 1904, avant de s'installer à Neuilly
où Aragon fait sa scolarité. Il décrira l'ambiance
de la pension dans les poésies du Roman inachevé de
1956. C'est là aussi qu'il évoquera les trois soeurs,
« Marguerite, Madeleine et Marie », en revivant le regard
de l'enfant sur celle dont il ne sait pas encore qu'elle est sa mère
:
« la première est triste, à quoi pense-t-elle
».
Et si la même pension
joue encore un rôle dans la vie d'Aragon, c'est qu'au moment
de la quitter, il y commence en 1904 ses premiers textes, dont il
aura soin de faire pour l'un d'entre eux, « Quelle âme
divine », sa première oeuvre en le publiant plus tard
dans la revue Littérature, puis dans le recueil du Libertinage.
Aragon commence donc à écrire à cinq ans. Assurément,
ce doit être un enfant qui lit déjà énormément,
et la précocité de l'écriture peut être
mise au compte d'une famille bourgeoise où l'on écrit
beaucoup, comme souvent alors. L'oncle Edmond, par exemple, publie
des vers et un roman, et il dirige même une de ces petites revues
littéraires qui pullulent. Plus tard, la mère d'Aragon
écrira à son tour des oeuvres alimentaires qui lui vaudront
d'appartenir à la Société des gens de lettres
et de se dire « femme de lettres » sur sa carte d'identité.
Plutôt que la précocité même de l'acte d'écrire,
même si Aragon lui-même la met abondamment en scène
dans Je n'ai jamais appris à écrire en 1969, c'est qu'il
ait pu se permettre d'en faire plus tard une oeuvre qui retient l'attention.
Mais il est vrai qu'avec ces surréalistes...