Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982
Le Fou d'Elsa d'Aragon
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Le Fou d'Elsa d'Aragon Le Fou d'Elsa (1963) est une des uvres d'Aragon les moins et les plus tardivement visitées par la critique universitaire, même si ce "poème" compte parmi les ouvrages les plus remarquables qu'Aragon ait écrits. La raison n'en est pas tant son peu de conformité apparente avec le restant de l'uvre d'Aragon, y compris celui de cette période, que celle de sa relative opacité : de la même façon que dans le poème précédent, Les Poètes (1960), mais à une bien plus grande échelle, l'écriture du Fou d'Elsa se construit tout en se protégeant à l'intérieur d'une double citadelle, encyclopédique et discursive, à l'intérieur de laquelle le lecteur est néanmoins invité avec insistance à pénétrer pour y lire, au-delà des propos attendus de la part d'un poète et d'un auteur de fiction, des discours particuliers qui s'énoncent comme des thèses. Cette citadelle, cette opacité, sont aussi bien le produit de la multiplicité des discours créés ou cités par l'uvre que celui de la difficulté, reconnue et assumée par le poète, de la réception de cette uvre pour un lecteur qui ne peut qu'être dérouté tant par le vertige encyclopédique élaboré par son "Auteur" que par le mélange des voix qui s'y fait entendre. Cette étude portant sur la construction du discours polymorphe du Fou d'Elsa a choisi d'aborder l'uvre en s'appuyant, précisément, sur la tension paradoxale sans cesse entretenue par le poème entre son manque de lisibilité et la volonté de son "Auteur" d'y donner à lire des prises de position patiemment construites : un tel travail permet du même coup à la fois de préciser les motivations, affectives et idéologiques, de cet "Auteur" et de décrire, à travers le dialogue qu'il noue avec son destinataire, les attentes qu'il a de celui-ci. Un choix préalable de recherche intertextuelle a dirigé cette étude : s'il existe un consensus autour de la notion d'intertextualité énonciative ou : "polyphonie", il n'en est pas de même pour ce qui concerne l'intertextualité littéraire. Dans la mesure où les textes cités proviennent, pour une large part, d'une langue et d'une culture qui ne sont pas celles de l'auteur, une étude de la pratique intertextuelle dans Le Fou d'Elsa aurait en effet peu de sens, si elle ne s'appuyait pas sur les sources concrètes manipulées par cet auteur, principalement des traductions et des métatextes. Une première liste de ces sources existait déjà au début de ce travail, elle a été augmentée au cours des recherches menées : l'analyse des textes convoqués par le poème, démarqués ou non comme citations, a permis de mettre au jour des sources non signalées par l'auteur, sources directes ou sources de seconde main, souvent puisées dans des métatextes littéraires. L'uvre, qui se présente comme un "poème", est certes principalement une narration, et pour une bonne part une narration historique. Cependant la première difficulté définitoire de cette uvre n'est pas tant celle du genre auquel elle appartient que celle de ses frontières : les paratextes de l'uvre, le titre et en particulier ses nombreuses épigraphes, participent déjà de la fiction du poème, de la même façon que l'incipit de ce poème développe une longue prose liminaire qui équivaudrait à une véritable préface, n'était qu'elle appartient de façon constitutive au corps même de l'uvre. A l'autre borne du poème, le "Lexique et notes" final, appelé à servir d'appendice au texte dont il soutient la lecture, participe également, par plus d'un trait, à la fois du discours poétique tenu par le poème et de la fiction qui s'y développe. Titres et épigraphes : ces deux instances paratextuelles ont des fonctions communes, mais la pratique de l'épigraphie est, de loin, l'écriture paratextuelle dont les enjeux sont les plus complexes ; elle est à la fois le texte et le "hors-texte", et elle écrit de toute façon un troisième texte, celui tissé par l'intertextualité des exergues avec les discours qu'ils précèdent. L'épigraphie est ainsi une pratique à fonctions multiples, même si la plus remarquable est sa fonction intertextuelle. La prose liminaire du poème, autre instance presque paratextuelle, n'est pas seulement un "prologue", au sens premier du terme : outre d'introduire l'uvre et d'expliquer les intentions de l'"Auteur", elle développe également un récit, celui de la genèse de la fiction, mettant en scène le Fiat lux originel qui a présidé à la mise en branle de l'écriture. Mais cette genèse de fiction est également une fiction de genèse : "Tout [n']a [pas] commencé", ainsi que le propose l'incipit du poème, "en 1960", "par une faute de français". Reste que les enjeux décrits par cette fiction de genèse ne sont pas neutres : elle reproduit en effet, entre autres choses, un lieu commun de la création hérité de l'idéologie romantique, un lieu commun remis à jour par la modernité de l'attention prêtée à un signifiant dont l'aberration est créatrice de poésie ; cette genèse illustre également la volonté manifeste de l'"Auteur" de ne pas relier l'écriture d'une fiction prenant parti pour le peuple arabo-andalou anéanti par la Reconquista et par la chute de la Grenade maure aux "événements" d'Algérie, et de ne pas réduire la portée du poème à une quelconque création "de circonstances". A l'autre borne du poème, le "Lexique et notes" reproduit à la fois la pratique des "Notes" de fin de poème à laquelle Aragon avait eu recours, mais qu'il avait interrompue depuis Elsa (1959), et celle de l'"Index" d'un ouvrage à portée informative rédigé parallèlement au Fou d'Elsa, L'Histoire de l'URSS. Mais cette pratique est ici renouvelée de façon spéculaire : ce lexique, qui est aussi bien encyclopédique que linguistique, hétéroglosse qu'homoglosse, et qui génère son propre métadiscours, charrie, dans une hétérogénéité qui reflète fidèlement celle du poème, des définitions axiologiques portant sur la matière même du poème (Histoire, Orthographe) et sur une occurrence unique dans l'uvre, le participe passé du verbe taire graphié tû.
Pour la première famille, le poème met en uvre les trois façons de traduire la présence de l'étranger dans son propre discours, la transcription graphique, les choix lexicaux, et ce que Georges Mounin appelle la "traduction interlinguale", à savoir la traduction au sens où on l'entend généralement. La transcription graphique de termes provenant surtout d'une langue non occidentale, en l'occurrence l'arabe, répond à des partis pris linguistiques soigneusement calculés par un poète faisant uvre de lexicographe, et reflète, tout autant que le choix lexical des toponymes, des enjeux argumentatifs bien précis : le dispositif traduisant de l'uvre résulte, malgré ses incohérences, d'une stratégie délibérée de la part d'un poète faisant ici uvre de lexicographe, stratégie d'"estrangement" mise au service de la cause qu'il épouse, un poète qui s'efforce de familiariser son lecteur avec la langue parlée par le peuple au nom de qui il s'exprime. En s'appuyant sur ce brassage lexical, Le Fou d'Elsa met en scène une intertextualité intradiégétique multiple : dans une fiction dont les personnages sont aussi des auteurs (Jean Molinet, Jean de la Croix et d'autres), les paroles des personnages composées par le poème, généralement orales, se brouillent entre elles et avec celles, écrites, de l'Auteur à travers les multiples instances qu'il occupe dans la fiction. Mais les paroles des personnages sont aussi bien des paroles écrites, qui s'entremêlent à leur tour à leurs paroles orales et en particulier aux écrits actoriaux : l'"Auteur" mêle ainsi ses écrits à ceux du scribe Zaïd qui transcrit les "Chants" du Medjnoûn, tient un "Journal", et commente les poèmes de son maître. L'ensemble de ces paroles, faussement polyphonique, compose en définitive une symphonie pour une voix seule, celle de l'"Auteur", qui fait entendre sa parole singulière en l'entrecoupant constamment d'énoncés extérieurs au monde de la fiction. L'intertextualité extradiégétique la plus pratiquée, dans ce poème comme ailleurs, est certes l'intertextualité littéraire, même si elle n'est pas la seule. Mais les modes de convocation de la parole externe à l'uvre, s'ils contribuent à définir le "sujet citant", sont multiples dans le poème et brouillent l'étanchéité des catégories traditionnelles que sont la réécriture et la citation. Entre la citation canonique et la simple réécriture, s'inscrit ainsi un dégradé de formes diverses de convocation, motivant une taxinomie des différentes formes de convocation intertextuelle, telles notamment les citations anonymes, les jeux de piste, et ce que cette étude appelle les "citations muettes". Ce parcours des différents types de convocation de la parole étrangère au monde de la fiction permet de rendre compte de la saturation intertextuelle de l'uvre. Une telle saturation est le symptôme d'un brassage volontaire, en tension avec le désir de son compositeur de faire surmonter à son lecteur les obstacles à une réception confortable du poème : l'enjeu en est la réception des propos argumentatifs tenus par son "Auteur".
Le Fou d'Elsa, poème ou roman ? Quels enjeux met au jour le choix de désigner, en 1963, comme "poème" un ouvrage brassant discours multiples et typologies diverses, un ouvrage développant entre autres une narration et une argumentation historiques largement appuyées sur des consultations documentaires ? C'est à partir du Fou d'Elsa que ces deux genres littéraires sont redéfinis par l'Auteur dans des critères différents de ceux qui étaient à l'uvre dans la taxinomie des productions antérieures. Cette redéfinition permettra, mais bien plus tard, à l'Auteur d'énoncer une autre thèse, poïétique celle-ci, déjà postulée implicitement par ce poème : "il n'existe pas de différence fondamentale entre le poème et le roman".
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