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Le Roman
inachevé
.. La Nuit de Mai ..
Extrait de Les Yeux dElsa
Introduction :
Aragon a vécu les deux guerres en
tant que soldat. Ceci le marqua particulièrement. "Les
Yeux dElsa" est un recueil traitant de la débâcle
et de la résistance. Le texte suivant appartient au premier
groupement "les nuits". Cest un texte allusif par
rapport à celui de Musset, poète ayant vécu un
siècle avant Aragon, qui écrivit un poème intitulé
"Nuit de Mai" à la suite dun gros chagrin damour.
Ce dernier poème est un dialogue entre la muse et lauteur,
qui lincite à écrire dans la dépression
et la souffrance. Aragon nous fait par contre lévocation
dune douleur consécutive à la guerre.
I. LA GUERRE
Le poème est daté et situé
géographiquement.
"Cest 1940 et cest la nuit de mai"
mai 1940 correspond à lépoque de la capitulation
et de la débâcle française. En effet, le régiment
dAragon a été démobilisé et sest
retiré.
De plus, quelques lieux sont évoqués :
"sur les maisons dArras en proie aux chars"
"ô revenants bleus de Vimy vingt ans après"
Arras est le nom dune bataille à laquelle Aragon a participé.
De plus "Vimy" est une ville du nord de la France. Le Nord
est aussi évoqué par la phrase "voici la nécropole
et voici la colline". En effet lors de la première guerre
mondiale, et dans un but de rapidité et dhygiène,
des collines entières furent transformées en cimetière
à la fin de la guerre. Or, la plupart des batailles de la première
guerre mondiale eurent lieu dans le nord de la France. Aragon évoque
donc bien ici cette région du pays.
Dans ce poème sont aussi évoqués
les combats et plus généralement ce qui est arrivé
militairement.
En effet, Aragon nous parle de bombardements : "un aéro
dit son rosaire"
"aéro" signifie ici un avion allemand, terme mis
pour aéroplane.
"rosaire" ce mot est normalement employé pour désigner
un chapelet, fait dun grand nombre de petits grains successifs.
Symboliquement cest lavion qui sème ses bombes.
Lauteur nous décrit ensuite les conséquences de
ces bombardements :
"un feu de ferme flambe au fond de ce désert"
=> Lallitération du "f" insiste sur le feu
et ses dévastations.
"Des panaches de peur montent à lhorizon"
=> il y a une substitution de la fumée par la peur. Ceci
confirme limpression générale du poète.
Ensuite, Aragon décrit un certain nombre de choses qui rappellent
la guerre :
"Une fusée au dessus dAblain Saint-Nazaire"
=> A cette époque, et comme dans toutes les guerres, le
couvre feu était de mise en période de guerre pour donner
le minimum dindices et de repères aux avions ennemis.
Ceux-ci, pour sassurer de leurs cibles, faisaient un premier
passage et larguaient des fusées éclairantes, pour ensuite
lancer les véritables bombes, et remplir lobjectif de
mission. Le mot fusée en appelle donc à ce genre de
manoeuvres militaires. De plus :
"sur les maisons dArras en proie aux chars"
=> Aragon faisait partie dune division légère
mécanique, ce qui explique lutilisation du mot "char".
"Ah cest fini Repos..."
=> le mot "repos" possède ici un certain sens
dhumour noir. En effet, lorsquun soldat entend "repos",
il peut sortir de la position du garde à vous. Or ici, les
soldats sont sortis du garde à vous pour mourir. Ils sont donc
dans un repos "éternel" et définitif, duquel
ils ne pourront plus jamais revenir.
" Aux herbes des fossés saccroupit le silence"
=> Après quune bombe est explosée règne
un silence morbide. En effet, la déflagration crée une
onde de choc tellement bruyante que les oreilles humaines doivent
se réhabituer à un niveau sonore moindre. Tout le temps
mis pour cette adaptation est traduit par un silence total. De plus,
rares sont ceux qui se précipitent immédiatement après
lexplosion dune bombe, car ils sont tétanisés
de peur. Aragon transcrit donc ce silence dû à une cause
militaire par lexpression ci-dessus.
Aragon dresse un lien entre la deuxième
guerre mondiale et la première.
"Interférences des deux guerres je vous vois"
=> Il a fait les deux guerres. Il évoque comme paysage les
nécropoles, avec ses souvenirs des défunts et les descriptions
sommaires des morts.
"herbes sans couronne"
=> les couronnes funéraires ne furent jamais mises. Dune,
à cause du prix, de deux parce que la plupart des morts furent
enterrés sans quon puisse les identifier auparavant.
Ce qui explique aussi la phrase :
"La terre un trou la date et le nom sans ci-gît".
Ensuite, les liens continuent par lexpression :
"Dun vrai calvaire à blanches croix et tapis vert".
La vision symbolique est ici évidente : le blanc représente
linnocence, et le vert représente le tapis des jeux de
hasard. Cette combinaison montre les interrogations dAragon
: Pourquoi ceux-là sont-ils morts et pas dautres ? Le
hasard naurait-il pas emporté les plus innocents ?
De plus, la façon dont Aragon décrit les lieux est pathétique
: on a limpression que le lieu, et les morts, souffrent encore.
Lauteur agit aussi par anticipation
"Aux ombres daujourdhui les ombres dautrefois"
Il voit son régiment aux mêmes positions que ceux de
la première guerre mondial : mort. A chaque guerre, cest
la même chose qui recommence, inlassablement, inexorablement.
Mais Aragon na pas fini sa guerre...
"Panorama du souvenir Assez souffert
Ah cest fini...."
Cest fini, pour les soldats, mais pour lui, tout commence, il
va se battre maintenant en tant que résistant, et non plus
en tant que membre de larmée régulière.
II. LA FANTASTIQUE
1. Le Fantomatique
Aragon nous place dans un univers totalement
fantomatique :
"Les spectres évitaient la route où jai passé"
=> lauteur évoque ici les civils qui fuient.
"évitaient la route" signifient quen tant de
guerre, la route est réservée aux véhicules militaires,
donc les réfugiés se mettent sur les bords. Mais la
phrase renferme le mot "spectre", et un peu plus loin, apparaît
le mot "ombres", deux noms appartenant au champ lexical
des fantômes. Il y a donc une identification avec les morts
de la première guerre mondiale, en effet, lévocation
des vivants et des morts est identique, ce qui donne un univers à
la limite du fantastique.
Ce poème est présenté
comme une vision :
"Interférences des deux guerres je vous vois"
Il a limpression de voir son environnement en double, le passé
et lavenir immédiat. Effectivement il ajoute les deux
périodes (procédé dadjonction) :
"Ici la nuit sajoute à la nuit orpheline"
=> "orpheline" renvoie à ceux qui sont au cimetière.
La nuit de mai sajoute à la nuit orpheline.
Aragon sadresse aux morts :
"Ô revenants bleus de Vimy vingt ans après"
Il les ressuscite dans sa mémoire pour dialoguer avec eux,
puisquil les vouvoie. (le bleu renvoie à luniforme
des soldats de 1918). Le fait de sadresser aux morts renforce
lidée de fantômes...
"Où errez vous Malendormis Malenterrés"
Les soldats morts semblent ici revenus à la semi-vie, car les
soldats qui se battent se trouvent dans les mêmes circonstances
que ceux de 1918.
La strophe 8 est une analogie entre les
vivants et les morts :
"Les vivants et les morts se ressemblent sils tremblent"
"Les vivants sont des morts qui dorment dans leurs lits"
=> vivants et morts sont ici placés en équivalence.
"Cette nuit les vivants sont désensevelis"
"Et les morts réveillés tremblent et leur ressemblent"
=> on assiste ici à une sorte de chassé/croisé,
les mots "morts" et "vivants" sont inversés.
De plus, il y a un chiasme dans "tremblent et leur ressemblent",
puisque le 1er mot renvoie au dernier, ce qui insiste sur les phénomènes
déchos et dinversion. De plus, les vivants et les
morts ont un point commun : ils tremblent ; les vivants de peur, les
morts à cause des éclats dobus et des bombardements
qui font trembler le sol. Ils se rejoignent dans langoisse.
"Désensevelis" est un mot inventé par Aragon
pour appuyer le coté macabre et la vision sombre et noire :
les bombes réveillent les morts...
2. Les Réactions de lauteur,
la place du jeu
Aragon nous évoque tout dabord
sa fuite : "où jai passé"
Ensuite, il a peur, et il prête aux
autres son propre état dâme :
"Les pas cent fois refaits harassent leur raison"
=> il faut comprendre ici le "leur" en "ma".
Il na plus de point de repères, il tombe dans le fantastique,
dans un état second...
Son poème laisse place à
un bourdonnement inexorable : "harrassent" renvoie à
"Arras", les mêmes sons reviennent tout le temps,
cest un cycle, une boucle sans fin, un effet continue dont on
ne sort jamais.
Lauteur pose une question oratoire.
"Va-t-il falloir renaître à vos mythologies"
précédé du "nous" qui désigne
tous les français.
=> Il se rend compte quil va falloir passer par les mêmes
souffrances pour devenir un héros de la nation, en sauvant
la France. La mythologie est ici évoquée car le poète
emploie le verbe "renaître" au lieu de "mourir".
Cest le mythe de la renaissance après la mort.
Aragon nous indique sa direction de fuite
:
"Je suis le chemin dAube" => "suis" appartient
évidemment au verbe "suivre". "Aube" indique
la direction de lEst (le soleil se lève à lest,
et en se levant retire lAube )
Lexpression indique aussi une durée, la nuit passe (le
titre du poème + aube = cest la fin de la nuit), et donc
le temps, sans vraiment savoir où il va, cest donc lidée
derrance qui est amenée ici.
Etudions maintenant la façon dont
Aragon sadresse aux revenants...
Ces phrases sont marquées de désespoir : même
les morts ne sont pas en paix, il nexiste pas de repos éternel,
cest un hommage.
"Qui de vous cria Non"
=> A la fin de la première guerre, se déroula de
grands procès, où lon décida que cette
guerre devaient être "la der des der". Or le temps
naura pas donné raison à ceux qui voulaient ceci
(cest à dire tous les soldats). Les militaires de la
première guerre mondiale sont morts en définitive pour
rien, puisque tout recommence, aux mêmes endroits, de la même
façon, avec les horreurs et les bombardements, 20 ans après
(on pourrait même rajouter que lAllemagne attaqua les
deux fois par la Belgique, trahissant la neutralité de leur
terrain, pour éviter larmée française,
massée derrière la symbolique ligne Maginot qui ne fut
presque jamais mise à lépreuve.). La leçon
na donc servie à rien, cest un échec, lavenir
serait-il un long passé...
...puis celle dont il sadresse à
Musset :
Il tutoie Musset : "Où sont partis Musset ta Muse et tes
hantises".
Mais ce poète revêt une particularité pour Aragon.
En effet, à un siècle dintervalle, il évoque
les vers dun écrivain pour qui le mois de Mai revêt
un symbole de désolation, en antithèse du printemps,
saison des amours et de la joie, de la renaissance après lhivers
rude et parfois meurtrier. Aragon se rapproche donc de Musset par
les circonstances quendosse le mois de Mai, mais aussi par la
rime entre "hantise et cytise". Effectivement, le rapprochement
se trouve dans le désespoir...
Conclusion
Ce poème est particulier car il nest
rien dit concernant Elsa. Le point commun entre ce poème et
son recueil "Les Yeux dElsa", est dans le thème
de la vision.
La nuit de mai est un poème de solitude
dun soldat démobilisé.
Il met aussi en scène le contrecoup
de la débâcle, puis progressivement lentrée
dans la résistance (voir le poème "C"). Il
y a donc une évolution psychologique, et La nuit de mai constituerait
en quelque sorte la phase 1.
Ensuite, on peut sinterroger sur la
référence à Musset. Aragon montre que le France
est sa muse, et quon écrit mieux quand on souffre. Dailleurs,
la plupart des recueils fonctionnent ainsi.
Enfin, la partie "Les nuits" rassemblent
4 poèmes ayant dans leur titre "nuit". Or Musset
a aussi écrit 4 poèmes ayant les mêmes caractéristiques.
La différence se trouve dans le fait quAragon donne une
signification détapes dengagement, bien situées
géographiquement (nuit de Dunkerque...), alors que Musset localise
ses poèmes dans le temps (nuit de mai (même titre), nuit
de décembre...)