Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982
Le Roman inachevé - Les mots
m'ont pris par la main
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Le Roman
inachevé
Je demeurai longtemps derrière un Vittel-menthe L'histoire quelque part poursuivait sa tourmente Ceux qui n'ont pas d'amour habitent les cafés La boule de nickel est leur conte de fées Si pauvre que l'on soit il y fait bon l'hiver On y traîne sans fin par la vertu d'un verre Moi j'aimais au Rocher boulevard Saint-Germain Trouver le noir et or usagé des sous-mains Garçon de quoi écrire Et sur la molesquine J'oubliais l'hôpital les démarches mesquines A raturer des vers sur papier quadrillé Tant que le réverbère au-dehors vînt briller Jaune et lilas de pluie au cur du macadam J'épongeais à mon tour sur le buvard-réclame Mon rêve où l'encre des passants abandonna Les secrets de leur âme entre deux quinquinas J'aimais à Saint-Michel le Cluny pour l'équerre Qu'il offre ombre et rayons à nos matins précaires Sur le coin de la rue Bonaparte et du quai J'aimais ce haut Tabac où le soleil manquait Il y eut la saison de la Rotonde et celle D'un quelconque bistrot du côté de Courcelles Il y eut ce café du passage Jouffroy L'Excelsior Porte-Maillot Ce bar étroit Rue du Faubourg-Saint-Honoré mais bien plus tard J'entends siffler le percolateur dans un Biard C'est un lieu trop bruyant et nous nous en allons Place du Théâtre-Français dans ce salon Au fond d'un lac d'où l'on Voit passer par les glaces Entre les poissons-chats les voitures de place Or d'autres profondeurs étaient notre souci Nous étions trois ou quatre au bout du jour Assis A marier les sons pour rebâtir les choses Sans cesse procédant à des métamorphoses Et nous faisions surgir d'étranges animaux Car l'un de nous avait inventé pour les mots Le piège à loup de la vitesse Garçon de quoi écrire Et naissaient à nos pas L'antilope-plaisir les mouettes compas Les tamanoirs de la tristesse Images à l'envers comme on peint les plafonds Hybrides du sommeil inconnus à Buffon Êtres de déraison Chimères Vaste alphabet d'oiseaux tracé sur l'horizon De coraux sur le fond des mers Hiéroglyphes aux murs cyniques des prisons N'attendez pas de moi que je les énumère Chasse à courre aux taillis épais Ténèbre-mère Cargaison de rébus devant les victimaires Louves de la rosée Élans des lunaisons Floraisons à rebours où Mesmer mime Homère Sur le marbre où les mots entre nos mains s'aimèrent Voici le gibier mort voici la cargaison Voici le bestiaire et voici le blason Au soir on compte les têtes de venaison Nous nous grisons d'alcools amers O saisons Du langage ô conjugaison Des éphémères Nous traversons la toile et le toit des maisons Serait-ce la fin de ce vieux monde brumaire Les prodiges sont là qui frappent la cloison Et déjà nos cahiers s'en firent le sommaire Couverture illustrée où l'on voit Barbizon La mort du Grand Ferré Jason et la Toison Déjà le papier manque au temps mort du délire
Garçon de quoi écrire
2. (Roman inachevé)
Comme il a vite entre les doigts passé Le sable de jeunesse Je suis comme un qui n'a fait que danser Surpris que le jour naisse J'ai gaspillé je ne sais trop comment La saison de ma force La vie est là qui trouve un autre amant Et d'avec moi divorce Rien n'est plus amer A qui t'en prends-tu Plus commun plus facile Que perdre son temps et le temps perdu Pourquoi t'en souvient-il Le hasard fait que j'y pense parfois Et toujours je m'étonne Ainsi je fus ainsi j'ai vécu moi Ce printemps monotone On n'en peut compter rien d'intéressant Malgré ses airs baroques Et je n'ai jamais été qu'un passant Embourbé dans l'époque De loin tout ça paraît aventureux Saoulant blasphématoire Les nouveaux venus en parlent entre eux On en fait des histoires Vous du moins dit-on vous aurez bien ri Entre les draps du drame Sûr cela valait d'y mettre le prix Fût-ce le corps et l'âme Vous aurez été libres de rêver Libres comme l'injure Mais vous regardez nos pieds entravés Avoir raison c'est dur Ils rêvent pourtant ces fils d'aujourd'hui Où toute chose est claire Et s'ils ont regret c'est de notre nuit Et de notre colère Ah le beau plaisir que lire aux bougies Des choses éternelles Ils voudraient troquer l'idéologie Pour l'irrationnel Ne voyez-vous pas malheureux enfants Que tout ce que nous fûmes Se dresse devant vous et vous défend Le seuil mauvais des brumes Ce que nous étions nous l'avons payé Plus qu'on ne l'imagine Et regardez ceux qui vous foudroyés Sans cur dans leur poitrine Mais qu'espéraient-ils et qui ne vint pas Quels astres quelles fêtes De qui croyez-vous ces traces de pas Des hommes ou des bêtes Ils s'imaginaient d'autres horizons D'autres airs de musique Et vous vous plaigniez vous d'avoir raison Sur leur métaphysique Moi j'ai tout donné que vous sachiez mieux La route qu'il faut prendre Voilà que vous faites la moue aux cieux Et vous couvrez de cendres Moi j'ai tout donné mes illusions Et ma vie et mes hontes Pour vous épargner la dérision De n'être au bout du compte Que ce qu'à la fin nous aurons été A chérir notre mal Le papier jauni des lettres jetées Au grenier dans la malle |