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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982


Le Roman inachevé
(1956) - Quelques extraits


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Le Roman inachevé
(1956)
Quelques extraits

Extrait de "La beauté du diable"

Jeunes gens le temps est devant vous comme un cheval échappé
Qui le saisit à la crinière entre ses genoux qui le dompte
N'entend désormais que le bruit des fers de la bête qu'il monte
Trop à ce combat nouveau pour songer au bout de l'équipée

Celui qui croit pouvoir mesurer le temps avec les saisons
Est un vieillard déjà qui ne sait regarder qu'en arrière
On se perd à ces changements comme la roue et la poussière
Le feuillage à chaque printemps revient nous cacher l'horizon

Enfance Un beau soir vous avez poussé la porte du jardin
Du seuil voici que vous suivez le paraphe noir des arondes
Vous sentez dans vos bras tout à coup la dimension du monde
Et votre propre force et que tout est possible soudain


extrait de "Ce qu'il m'aura fallu de temps pour tout comprendre"


Ce qu'il m'aura fallu de temps pour tout comprendre
Je vois souvent mon ignorance en d'autres yeux
Je reconnais ma nuit je reconnais ma cendre
Ce qu'à la fin j'ai su comment le faire entendre
Comment ce que je sais le dire de mon mieux

Parce que c'est très beau la jeunesse sans doute
Et qu'on en porte en soi tout d'abord le regret
Mais le faix de l'erreur et la descente aux soutes
C'est aussi la jeunesse à l'étoile des routes
Et son lourd héritage et son noir lazaret

On se croit libre alors qu'on imite On fait l'homme
On veut dans cette énorme et plate singerie
Lire on ne sait trop quelle aventure à la gomme
Quand bêtement tous les chemins mènent à Rome
Quand chacun de nos pas est par avance écrit

On va réinventer la vie et ses mystères
En leur donnant la métaphore pour pivot
On pense jeter bas le monde héréditaire
Par le vent d'une phrase ou celui d'un scooter
Nouvelles les amours avec des mots nouveaux

Regardez ces jeunes gens Qu'est-ce qui les pousse
Comme ça vers les bancs de sable les bas-fonds
Ils n'avaient après tout de neuf que la frimousse
Eux qui faisaient tantôt les farauds ils vont tous
Où les songes d'enfance à la fin se défont

Bon Dieu regardez-vous petits dans les miroirs
Vous avez le cheveu désordre et l'oeil perdu
Vous êtes prêts à tout obéir tuer croire
Des comme vous le siècle en a plein ses tiroirs
On vous solde à la pelle et c'est fort bien vendu

Vous êtes de la chair à tout faire Une sorte
De matériel courant de brique bon marché
Avec vous pas besoin d'y aller de main morte
Vous êtes ce manger que les corbeaux emportent
Et vos rêves les loups n'en font qu'une bouchée

J'ai quelque lassitude Est-ce l'heure est-ce l'âge
À faire ce qu'il faut pour être bien compris
Car il ne suffit pas de soigner ses images
Et de serrer de près le sens dans le langage
Il faut compter avec les sourds les ahuris

Il faut compter avec ceux-là que tout installe
Dans l'idée a priori qu'ils se font de vous
J'écris Je suis le boeuf qu'on expose à l'étal
Et mon coeur débité d'une poigne brutale
Quand il est en morceaux les gens le désavouent

Ils pensent que comme eux mesquinement je pense
Ce que je dis pour eux je le dis pour l'effet
Ils ne peuvent m'imaginer qu'à leur semblance
Ils n'ont à me prêter que leur propre indigence
Ils en sont prodigieusement satisfaits

Extrait de "Le Téméraire"

Je suis ce Téméraire au soir de la bataille
Qui respire peut-être encore sur le pré
Mais l'air et les oiseaux voient déjà ses entrailles

J'aurai caché toute ma vie en ma poitrine
Ce diamant des pleurs que l'on n'imite pas


Extrait de "Marguerite Marie et Madeleine"


Marguerite Marie et Madeleine
Il faut bien que les soeurs aillent par trois
Aux vitres j'écris quand il fait bien froid
Avec un doigt leur nom dans mon haleine

La vie et le bal ont passé trop vite
La nuit n'a jamais la longueur qu'on veut
Et dans le matin défont leurs cheveux
Madeleine Marie et Marguerite
Aus - Extrait de "C'était un temps de solitude"


C'était un temps de solitude
O long carême des études
Où tout à son signe est réduit
Aux constellations la nuit
La vie affaire de mémoire
De chiffres blancs au tableau noir
Et lorsqu'on mourait à Vimy
Moi j'apprenais l'anatomie

Pardonnez-moi cette amertume
Mais l'âge d'aimer quand nous l'eûmes
Comme le regain sous la faux
Tout y sonnait mortel et faux
Et qu'opposer sinon nos songes
Au pas triomphant du mensonge
Nous qui n'avions pour horizon
Qu'hypocrisie et trahison


Extrait de "Parenthèse 56"


Laissez-moi Pourquoi me jetez-vous l'un après l'autre la pierre
Pourquoi faut-il toujours discuter tout remettre en question
Est-ce que je ne connaîtrai la paix que dans le cimetière
Est-ce que vous me poursuivrez jusqu'à ce dernier bastion
Est-ce que seul je n'ai pas le droit de m'asseoir dans ma poussière

D'écouter mon coeur de laisser ma tête aller aux rêveries
Est-ce que seul je n'ai pas le droit d'avoir en moi ma douleur
D'être distrait à cause d'elle au milieu du monde proscrit
Est-ce que seul il m'est interdit d'oublier la date et l'heure
Et de laisser chanter en moi ce vieil orgue de Barbarie


Extrait de "Ah le vers entre mes mains"

Et le pis est qu'à tous les pas je heurte contre ce que j'aime et le pis est que la déchirure passe par ce que j'aime et que c'est dans ce que j'aime que je gémis dans ce que j'aime que je saigne et que c'est dans ce que j'aime qu'on me frappe qu'on me broie qu'on me réduit qu'on m'agenouille qu'on m'humilie qu'on me désarçonne qu'on me prend en traître qu'on fait de moi ce fou ce perdu cette clameur démente et le pis est que chaque mot que chaque cri chaque sanglot comme un écho retourne blesser d'où il sort et cette longue peur que j'ai de lui comme un boomerang inhumain suivez sa courbe en haut de l'air et voyez donc comme il revient le meurtrier par une merveille physique comme il revient frapper d'abord ce que je voulais protéger ce dont j'écartais son tranchant son cheminement assassin ce qui m'est plus cher que ma chair et le dedans de ma pensée ce qui m'est l'être de mon être ma prunelle ma douceur ma joie majeure mon souci tremblant mon haleine mon coeur comme un oiseau tombé du nid ma déraisonnable raison mes yeux ma maison ma lumière ce par quoi je comprends le ciel la feuille l'eau départagés le juste et l'injuste écarté de ses brumes le bien et comme le baiser d'une aube la bonté [...]

Extrait de "La guerre et ce qui s'en suivit"

Tu n'en reviendras pas toi qui courais les filles
Jeune homme dont j'ai vu battre le coeur à nu
Quand j'ai déchiré ta chemise et toi non plus
Tu n'en reviendras pas vieux joueur de manille

Qu'un obus a coupé par le travers en deux
Pour une fois qu'il avait un jeu du tonnerre
Et toi le tatoué l'ancien Légionnaire
Tu survivras longtemps sans visage sans yeux

Roule au loin roule train des dernières lueurs
Les soldats assoupis que ta danse secoue
Laissent pencher leur front et fléchissent le cou
Cela sent le tabac la laine et la sueur

Déjà la pierre pense où votre nom s'inscrit
Déjà vous n'êtes plus qu'un mot d'or sur nos places
Déjà le souvenir de vos amours s'efface
Dèjà vous n'êtes plus que pour avoir péri


Extrait de "Bierstube Magie allemande"

Bierstube Magie allemande
Et douces comme un lait d'amandes
Mina Linda lèvres gourmandes
Qui tant souhaitent d'être crues
Dont les voix encore enfantines
À fredonner tout bas s'obstinent
L'air Ach du lieber Augustin
Qu'un passant siffle dans la rue

Et moi pour la juger que suis-je
Pauvres bonheurs pauvres vertiges
Il s'est tant perdu de prodiges
Que je ne m'y reconnais plus
Rencontres Partances hâtives
Est-ce ainsi que les hommes vivent
Et leurs baisers au loin les suivent
Comme des soleils révolus

Tout est affaire de décor
Changer de lit changer de corps
À quoi bon puisque c'est encore
Moi qui moi-même me trahis
Moi qui me traîne et m'éparpille
Et mon ombre se déshabille
Dans les bras semblables des filles
Où j'ai cru trouver un pays

Coeur léger coeur changeant coeur lourd
Le temps de rêver est bien court
Que faut-il faire de mes jours
Que faut-il faire de mes nuits
Je n'avais amour ni demeure
Nulle part où je vive ou meure
Je passais comme la rumeur
Je m'endormais comme le bruit

Le ciel était gris de nuages
Il y volait des oies sauvages
Qui criaient la mort au passage
Au-dessus des maisons des quais
Je les voyais par la fenêtre
Leur chant triste entrait dans mon être
Et je croyais y reconnaître
Du Rainer Maria Rilke

Extrait de "Comme il a vite entre les doigts passé"

Comme il a vite entre les doigts passé
Le sable de jeunesse
Je suis comme un qui n'a fait que danser
Surpris que le jour naisse
J'ai gaspillé je ne sais trop comment
La saison de ma force

Et je n'ai jamais été qu'un passant
Embourbé dans l'époque

Ce que nous étions nous l'avons payé
Plus qu'on ne l'imagine
Et regardez ceux qui vont foudroyés
Sans coeur dans leur poitrine
Mais qu'espéraient-ils et qui ne vint pas
Quels astres quelles fêtes
De qui croyez-vous ces traces de pas
Des hommes ou des bêtes
Ils s'imaginaient d'autres horizons
D'autres airs de musique
Et vous vous plaignez vous d'avoir raison
Sur leur métaphysique
Moi j'ai tout donné que vous sachiez mieux
La route qu'il faut prendre
Voilà que vous faites la moue aux cieux
Et vous couvrez de cendres
Moi j'ai tout donné mes illusions
Et ma vie et mes hontes
Pour vous épargner la dérision
De n'être au bout du compte
Que ce qu'à la fin nous aurons été
À chérir notre mal
Le papier jauni des lettres jetées
Au grenier dans la malle

Extrait de "Les mots m'ont pris par la main"


Je demeurai longtemps derrière un Vittel-menthe

Nous étions trois ou quatre au bout du jour assis
À marier les sons pour rebâtir les choses
Sans cesse procédant à des métamorphoses
Et nous faisions surgir d'étranges animaux

Les prodiges sont là qui frappent la cloison

Garçon de quoi écrire

Extrait de "Ici commence la grande nuit des mots"


Ici commence la grande nuit des mots
Ici le nom se détache de ce qu'il nomme
Ici le reflet décrit de sa fantastique écriture
Un monde où le mur n'est mur qu'autant
Que la tache de soleil s'y attache
Que le miroir lunaire a capté l'homme passant

Ici commence la jungle des jongleries
Et celui qui parle est dans la persuasion que sa parole
Est genèse et le premier jour

Ici commence l'enchantement du verbe et la malédiction des poètes
Regardez regardez ces enfants qui s'en vont dans la vie avec des sifflets et des cymbales
Ils jouent avec le feu ils font les sans-coeur mettent le désordre
Ils mêlent tout ils gâchent tout avec délice

Voyez voyez ces enfants ridicules et grandioses
Perdus dans la forêt des signes perdus
Dans l'éblouissement des lumières et le jeu des ombres
Perdus perdus dans le labyrinthe inventé
La proie d'eux-mêmes d'eux-mêmes minotaures

Les mots m'ont pris par la main
Où suis-je À quel petit matin d'égarement

On suit une idée on s'emballe on ne sait plus ce qu'on dit

Extrait de "J'aurais voulu parler de cela sans image"

Nous qui disions tout haut ce que les autres turent
L'outrage pour soleil et pour loi le défi
Opposant l'injure à l'injure
Et le rêve aux philosophies

Malgré tout ce qui vint nous séparer ensemble
O mes amis d'alors c'est vous que je revois
Et dans ma mémoire qui tremble
Vous gardez vos yeux d'autrefois

Nous avons comme un pain partagé notre aurore
Ce fut au bout du compte un merveilleux printemps
Toutes les raisons tous les torts
N'y font rien mes amis d'antan

Il faut bien accepter ce qui nous transfigure
Tout orage a son temps toute haine s'éteint
Le ciel toujours redevient pur
Toute nuit fait place au matin

Même si tout cela nous paraît dérisoire
Un avenir naissant nous unit à jamais
Où l'on raconte des histoires
Pleines de notre mois de mai

Extrait de "Le mot 'vie'"


Cette vie avait-elle un sens ou tout est-il contradictoire

Cette vie avait-elle un sens ou n'était-elle qu'une danse

Extrait de "Je ne récrirai pas ma vie"


J'allais toujours à ce qui brille à ce qui fait que c'est la fête
Je préférais ne prendre rien à prendre une chose imparfaite
C'est très joli mais l'existence en attendant ne t'attend pas
C'est très joli mais l'existence en attendant te met au pas
Ton histoire est celle de tes défaites

Avec ça tu sais bien que tu avais l'amour-propre mal placé
Tu ne serais pas revenu sur une phrase prononcée
Tu t'embarquais dans Dieu sait quoi pour camoufler tes ignorances
Tu te faisais couper en quatre pour sauver les apparences
Tu haletais comme un gibier forcé

Probablement qu'il y a dans toi quelque chose du sauvage
Peut-être confusément crains-tu d'être réduit au servage
Peut-être étais-tu fait pour guetter seul au travers des roseaux
Le flamant rose et lent qu'on voit posément sur les eaux
Dans le soir avancer du fond des âges

Où donc se sont évanouis tous les gens de ma connaissance
La famille il n'y en a plus C'est vrai j'en avais peu le sens
Et les amis n'en parlons pas Ce sont chansons d'une saison
Pour nous séparer comme un fruit il ne manquait pas de raisons
Un amour d'un jour creuse pire absence

Extrait de "Un amour qui commence est le pays d'au-delà le miroir"

Un amour qui commence est le pays d'au-delà le miroir

Raconte-moi ton univers raconte-moi ta solitude

Chaque mot que tu dis de ton passé me rend triste et jaloux
Femme ô femme que ne t'ai-je connue alors petite fille

Extrait de "Malles Chambres d'hôtel Ainsi font ainsi font font font"

Elle n'aimait que ce qui passe et j'étais la couleur du temps

Une femme c'est un portrait dont l'univers est le lointain
À Paris nous changions de quartier comme on change de chemise
De la femme vient la lumière Et le soir comme le matin
Autour d'elle tout s'organise

Une femme c'est une porte qui s'ouvre sur l'inconnu
Une femme cela vous envahit comme chante une source
Une femme toujours c'est comme le triomphe des pieds nus
L'éclair qu'on rejoint à la course

Ah l'ignorant que je faisais Où donc avais-je avant les yeux
On quitte tout pour une femme et tout prend une autre envergure
Tout s'harmonise avec sa voix La femme c'est le Merveilleux
Tout à ses pas se transfigure

Extrait de "Les mots qui ne sont pas d'amour"


Il est inutile de geindre
Si l'on acquiert comme il convient
Le sentiment de n'être rien
Mais j'ai mis longtemps pour l'atteindre

On se refuse longuement
De n'être rien pour qui l'on aime
Pour autrui rien rien par soi-même
Ça vous prend on ne sait comment


Plus n'importe qu'on vive ou meure
Si vivre et mourir n'ont servi

Extrait de "Vieux continent de rumeurs Promontoire hanté"


J'ai voulu connaître mes limites
Et ce n'est pas assez de Brocéliande ou Dunsinane
De la Forêt-Noire et de l'Océan
Car j'ai dans mes veines l'Italie
Et dans mon nom le raisin d'Espagne

Est-ce que je ne suis pas sorti de ce domaine de cerises
Où est ma place Est-elle avec ce passé des miens

Cette voix d'hier douce et voilée
De Jean-Baptiste Massillon aux Salins-d'Hyères
Est-ce que j'appartiens encore à ce monde ancien
Où est la clef de tout cela Je vais je viens
Faut-il toujours se retourner
Toujours regarder en arrière

Extrait de "Après l'amour"

Je me souviens de cette ville
Dont les paupières étaient bleues
Où jamais les automobiles
Ne s'arrêtent que quand il pleut

J'arrivais par un soir de fête
Les enfants portaient des flambeaux
Tous les vieux jouaient les prophètes
Tous les jeunes gens semblaient beaux

J'avais ma peine et ma valise
Et celle qui m'avait blessé
Riait-elle encore à Venise
Moi j'étais déjà son passé

Il existe près des écluses
Un bas-quartier de bohémiens
Dont la belle jeunesse s'use
À démêler le tien du mien

En bande on s'y rend en voitures
Ordinairement au mois d'août
Ils disent la bonne aventure
Pour des piments et du vin doux

J'ai pris la main d'une éphémère
Qui m'a suivi dans ma maison
Elle avait les yeux d'outre-mer
Elle en montrait la déraison

Elle avait la marche légère
Et de longues jambes de faon
J'aimais déjà les étrangères
Quand j'étais un petit enfant

Les choses sont simples pour elles
Elles touchent ce qu'elles voient
Leur miracle m'est naturel
Comme descendre à contre-voie

Celle-ci parla vite vite
De l'odeur des magnolias
Sa robe tomba tout de suite
Quand ma hâte la délia

En ce temps-là j'étais crédule
Un mot m'était promission
Et je prenais les campanules
Pour les Fleurs de la Passion

Dans mes bras les belles soient reines
L'avenir les couronnera
Voici ma nouvelle sirène
Toute la mer est dans mes bras

À chaque fois tout recommence
Toute musique me saisit
Et la plus banale romance
M'est l'éternelle poésie

Nous avions joué de notre âme
Un long jour une courte nuit
Puis au matin bonsoir Madame
L'amour s'achève avec la pluie

J'ai vu s'enfuir l'automobile
À travers les paupières bleues
Car le bonheur dans cette ville
N'habite que le temps qu'il pleut

Extrait de "Je chante pour passer le temps"

Je chante pour passer le temps
Petit qu'il me reste de vivre
Comme on dessine sur le givre
Comme on se fait le coeur content
À lancer cailloux sur l'étang
Je chante pour passer le temps

Extrait de "Le vieil homme"


Moi qui n'ai jamais pu me faire à mon visage
Que m'importe traîner dans la clarté des cieux
Les coutures les traits et les taches de l'âge

Mais lire les journaux demande d'autres yeux
Commwnt courir avec ce coeur qui bat trop vite
Que s'est-il donc passé La vie et je suis vieux

- Extrait de "L'amour qui n'est pas un mot"

Suffit-il donc que tu paraisses
De l'air que te fait rattachant
Tes cheveux ce geste touchant
Que je renaisse et reconnaisse
Un monde habité par le chant
Elsa mon amour ma jeunesse

C'est miracle que d'être ensemble
Que la lumière sur ta joue
Qu'autour de toi le vent se joue
Toujours si je te vois je tremble
Comme à son premier rendez-vous
Un jeune homme qui me ressemble

Prends ce fruit lourd et palpitant
Jette-z-en la moitié véreuse
Tu peux mordre la part heureuse
Trente ans perdus et puis trente ans
Au moins que ta morsure creuse
C'est ma vie et je te la tends

Ma vie en vérité commence
Le jour que je t'ai rencontrée
Toi dont les bras ont su barrer
Sa route atroce à ma démence
Et qui m'as montré la contrée
Que la bonté seule ensemence

Tu vins au cowue du désarroi
Pour chasser les mauvaises fièvres
Et j'ai flambé comme un genièvre
À la Noël entre tes doigts
Je suis né vraiment de ta lèvre
Ma vie est à partir de toi

Extrait de "Je traîne après moi trop d'échecs et de mécomptes"

Je traîne après moi trop d'échecs et de mécomptes
J'ai la méchanceté d'un homme qui se noie
Toute l'amertume de la mer me remonte
Il me faut me prouver toujours je ne sais quoi
Et tant pis qui j'écrase et tant pis qui je broie
Il me faut prendre ma revanche sur la honte

Ne puis-je donner de la douleur Tourmenter
N'ai-je pas à mon tour le droit d'être féroce
N'ai-je pas à mon tour droit à la cruauté
Ah faire un mal pareil aux brisures de l'os
Ne puis-je avoir sur autrui ce pouvoir atroce
N'ai-je pas assez souffert assez sangloté

Je suis le prisonnier des choses interdites
Le fait qu'elles le soient me jette à leur marais
Toute ma liberté quand je vois ses limites
Tient à ce pas de plus qui la démontrerait
Et c'est comme à la guerre il faut que je sois prêt
D'aller où le défi de l'ennemi m'invite

Toute idée a besoin pour moi d'un contrepied
Je ne puis supporter les vérités admises
Je remets l'évidence elle-même en chantier
Je refuse midi quand il sonne à l'église
Et si j'entends en lui des paroles apprises
Je déchire mon coeur de mes mains sans pitié

Je ne sais plus dormir lorsque les autres dorment
Et tout ce que je pense est dans mon insomnie
Une ombre gigantesque au mur où se déforme
Le monde tel qu'il est que follement je nie
Mes rêves éveillés semblent des Saint Denis
Qui la tête à la main marchent contre la norme

Inexorablement je porte mon passé
Ce que je fus demeure à jamais mon partage
C'est comme si les mots pensés ou prononcés
Exerçaient pour toujours un pouvoir de chantage
Qui leur donne sur moi ce terrible avantage
Que je ne puisse pas de la main les chasser

Cette cage des mots il faudra que j'en sorte
Et j'ai le coeur en sang d'en chercher la sortie
Ce monde blanc et noir où donc en est la porte
Je brûle à ses barreaux mes doigts comme aux orties
Je bats avec mes poings ces murs qui m'ont menti
Des mots des mots autour de ma jeunesse morte

"Il n'aurait fallu"

Il n'aurait fallu
Qu'un moment de plus
Pour que la mort vienne
Mais une main nue
Alors est venue
Qui a pris la mienne

Qui donc a rendu
Leurs couleurs perdues
Aux jours aux semaines
Sa réalité
À l'immense été
Des choses humaines

Moi qui frémissais
Toujours je ne sais
De quelle colère
Deux bras ont suffi
Pour faire à ma vie
Un grand collier d'air

Rien qu'un mouvement
Ce geste en dormant
Léger qui me frôle
Un souffle posé
Moins Une rosée
Contre mon épaule

Un front qui s'appuie
À moi dans la nuit
Deux grands yeux ouverts
Et tout m'a semblé
Comme un champ de blé
Dans cet univers

Un tendre jardin
Dans l'herbe où soudain
La verveine pousse
Et mon coeur défunt
Renaît au parfum
Qui fait l'ombre douce

Extrait de "Et la vie a passé le temps d'un éclair au ciel sillonné"

Il me semble qu'il n'y a eu dans toutes les circonstances
Rien d'autre que mon amour sur tout comme un grand tilleul ombreux

Je n'ai rien fait que par toi que pour toi pour l'amour de toi

Tu m'as retiré de la chair le désespoir comme une épine
Tu m'as donné le goût nouveau d'un langage de plein midi
Tu seras présente à tout jamais dans tout ce que j'aurai dit
Tu m'as changé le coeur tu me l'as façonné dans la poitrine

Et j'ai quitté mes compagnons comme on déchire son poème
Comment aurais-je pu sans toi rompre les liens de ma folie

On me dira qu'il n'y a pas de miracle dans ce domaine
Et que ceux-là vers qui j'allais avaient d'autres chats à fouetter
Et qu'ils me regardaient du haut de leur supériorité
Oui j'ai pleuré mais dans tes bras cette indifférence inhumaine

Extrait de "Cette vie à nous"

À Guendrikov pereoulok nous étions tous ensemble assis

J'ai connu les entassements entre des murs jamais repeints
J'ai connu les appartements qu'on partage comme une faim
Comme un quignon de pain trouvé l'angine atroce des couloirs
Les punaises les paravents les cris et les mauvais vouloirs
J'ai connu le manque de tout qui dure depuis des années
Quand une épingle est un trésor Et les enfants abandonnés
Et tous les soirs dans les tramways ces noires grappes de fatigue
Aux marchepieds où les fureurs et la brutalité se liguent
Et les souliers percés l'hiver dans une ancienne odeur de choux
Et les bassesses qu'on ferait pour s'acheter des caoutchoucs

Pourtant c'est dans ces heures-là cette crudité d'éclairage
Je ne m'explique aucunement comment s'est produit ce mirage
Que j'ai pour la première fois senti sur moi des yeux humains
Frémi des mots que prononçaient des inconnus sur mon chemin
Tout comme si j'avais reçu la révélation physique
Du sourd à qui l'on apprend un jour ce que c'est que la musique
Du muet à qui l'on apprend un jour ce que c'est que l'écho

Comment trouver les mots pour exprimer cette chose poignante
Ce sentiment en moi dans la chair ancré qu'il pleuve ou qu'il vente
Que tout ce que je fais tout ce que je dis tout ce que je suis
Même de l'autre bout du monde aide ce peuple ou bien lui nuit
Et nuit à mon peuple avec lui Crains ah crains jusque dans tes rêves
Quand l'outil pèse qu'on soulève d'agir comme un briseur de grève

Extrait de "Les pages lacérées"

Que cette interminable nuit paraît à mon coeur longue et brève

Notre destin ressemble-t-il à la guerre d'Éthiopie
On ne croit jamais dans l'abord que ce soit la peste qui gagne
Cependant rien ne se conquiert sans que se déchire une Espagne
Et l'on ne meurt que lentement des blessures de l'utopie

On dit ce que l'on veut en vers l'amour la mort
mais pas la honte

Extrait de "Et le roman s'achève de lui-même"

Et le roman s'achève de lui-même
J'ai déchiré ma vie et mon poème

Plus tard plus tard on dira qui je fus

J'ai déchiré des pages et des pages
Dans le miroir j'ai brisé mon visage

Le grand soleil ne me reconnaît plus

J'ai déchiré mon livre et ma mémoire
Il y avait dedans trop d'heures noires

Déchiré l'azur pour chasser les nues

Déchiré mon chant pour masquer les larmes
Dissipé le bruit que faisaient les armes

Souri dans la pluie après qu'il a plu

Déchiré mon coeur déchiré mes rêves
Que de leurs débris une aube se lève

Qui n'ai jamais vu ce que moi j'ai vu

"Strophes pour se souvenir" ("L'Affiche rouge")


Ce poème a été mis en chanson par Léo Ferré qui lui donna le titre "L'Affiche rouge"]


Vous n'avez réclamé la gloire ni les larmes
Ni l'orgue ni la prière aux agonisants
Onze ans déjà que cela passe vite onze ans
Vous vous étiez servi simplement de vos armes
La mort n'éblouit pas les yeux des Partisans

Vous aviez vos portraits sur les murs de nos villes
Noirs de barbe et de nuit hirsutes menaçants
L'affiche qui semblait une tache de sang
Parce qu'à prononcer vos noms sont difficiles
Y cherchait un effet de peur sur les passants

Nul ne semblait vous voir Français de préférence
Les gens allaient sans yeux pour vous le jour durant
Mais à l'heure du couvre-feu des doigts errants
Avaient écrit sous vos photos MORTS POUR LA FRANCE
Et les mornes matins en étaient différents

Tout avait la couleur uniforme du givre
À la fin février pour vos derniers moments
Et c'est alors que l'un de vous dit calmement
Bonheur à tous Bonheur à ceux qui vont survivre
Je meurs sans haine en moi pour le peuple allemand

Adieu la peine et le plaisir Adieu les roses
Adieu la vie adieu la lumière et le vent
Marie-toi sois heureuse et pense à moi souvent
Toi qui vas demeurer dans la beauté des choses
Quand tout sera fini plus tard en Erivan

Un grand soleil d'hiver éclaire la colline
Que la nature est belle et que le coeur me fend
La justice viendra sur nos pas triomphants
Ma Mélinée ô mon amour mon orpheline
Et je te dis de vivre et d'avoir un enfant

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient leur coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant


Extrait de "La nuit de Moscou"


Ici j'ai tant rêvé marchant de l'avenir
Qu'il me semblait parfois de lui me souvenir
Et ma fièvre prenait dans mes mains sa main nue
Il chantait avec moi les mêmes chansons folles
Je sentais son haleine et déjà nos paroles
Traduisaient sans effort les choses inconnues

Que j'ai finalement au fond de ma rétine
Confondu ce qui vient et ce que j'imagine
Sans savoir que tout songe est le deuil d'aujourdhui
Que l'homme voit la flamme et ne peut pas la dire
Et s'il ne se perd plus où nos yeux se perdirent
Plus tard par d'autres feux ses yeux seront séduits

L'histoire entre nos doigts file à telle vitesse
Que devant ce qui fut demain dira Qu'était-ce
Oublieux des refrains où notre coeur s'est plu
Comment s'habituer à ce qui nous dépasse
Nous avons appelé notre cage l'espace
Mais déjà ses barreaux ne nous contiennent plus

Dans ce siècle où la guerre atteignait au solstice
Les hommes plus profonde et noire l'injustice
Vers l'étoile tournaient leurs yeux d'étonnement
Et j'étais parmi eux partageant leur colère
Croyant l'aube prochaine à toute ombre plus claire
À tout pas dans la nuit croyant au dénouement

Étoile on oubliait les douleurs et la crainte
Le minotaure à ce détour du labyrinthe
Étoile comme une eau dans notre aridité
Toi qu'on pouvait toucher en montant la colline
Étoile si lointaine étoile si voisine
Étoile sur la terre étoile à ma portée

Je mettais son contraire au lieu de toute chose
J'imaginais la vie et ses métamorphoses
Comme une féerie énorme et machinée
C'était un jardin bleu tintant comme un cristal
Où les pieds fabuleux marchaient sur des pétales
Et cependant les fleurs jamais n'étaient fanées

J'attendais un bonheur aussi grand que la mer
Et de l'aube au couchant couleur de la chimère
Un amour arraché de ses chaînes impies
Mais la réalité l'entend d'une autre oreille
Et c'est à sa façon qu'elle fait ses merveilles
Tant pis pour les rêveurs tant pis pour l'utopie

Le printemps s'il fleurit et l'homme enfin s'il change
Est-ce opération des elfes ou des anges
Ou lignes de la main pour les chiromancies
On sourira de nous comme de faux prophètes
Qui prirent l'horizon pour une immense fête
Sans voir les clous perçant les paumes du Messie

On sourira de nous pour le meilleur de l'âme
On sourira de nous d'avoir aimé la flamme
Au point d'en devenir nous-mêmes l'aliment
Et comme il est facile après coup de conclure
Contre la main brûlée en voyant sa brûlure
On sourira de nous pour notre dévouement

Quoi je me suis trompé cent mille fois de route
Vous chantez les vertus négatives du doute
Vous vantez les chemins que la prudence suit
Eh bien j'ai donc perdu ma vie et mes chaussures
Je suis dans le fossé je compte mes blessures
Je n'arriverai pas jusqu'au bout de la nuit

Qu'importe si la nuit à la fin se déchire
Et si l'aube en surgit qui la verra blanchir
Au plus noir du malheur j'entends le coq chanter
Je porte la victoire au coeur de mon désastre
Auriez-vous crevé les yeux de tous les astres
Je porte le soleil dans mon obscurité

Extrait de "Prose du bonheur et d'Elsa"

L'amour que j'ai de toi garde son droit d'aînesse
Sur toute autre raison par quoi vivre est basé
C'est par toi que mes jours des ténèbres renaissent
C'est par toi que je vis Elsa de ma jeunesse
Ô saisons de mon coeur ô lueurs épousées
Elsa ma soif et ma rosée


Que serais-je sans toi qu'un homme à la dérive

J'étais celui qui sait seulement être contre
Celui qui sur le noir parie à tout moment
Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que serais-je sans toi que ce balbutiement

Je te dois tout je ne suis rien que ta poussière
Chaque mot de mon chant c'est de toi qu'il venait

J'ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j'ai vu désormais le monde à ta façon

Le bonheur existe et j'y crois
[...]


choix

Celui qui croit pouvoir mesurer le temps avec les saisons
Est un vieillard déjà qui ne sait regarder qu'en arrière - p.18

Ce qu'il m'aura fallu de temps pour tout comprendre
Je vois souvent mon ignorance en d'autres yeux - p.21

On se croit libre alors qu'on imite -p.22

Et le pis est qu'à tous les pas je heurte contre ce que j'aime - p.58

Comme il a vite entre les doigts passé
Le sable de la jeunesse
Je suis comme un qui n'a fait que danser
Surpris que le jour naisse - p. 77

Les mots m'ont pris par la main - p.85

Il faut bien accepter ce qui nous transfigure
Tout orage a son temps toute haine s'éteint
Le ciel toujours redevient pur
Toute nuit fait place au matin - p.87

Je préférais ne prendre rien à prendre une chose imparfaite - p.96

Une femme c'est une porte qui s'ouvre sur l'inconnu - p.105

Il est inutile de geindre
Si l'on acquiert comme il convient
Le sentiment de n'être rien
Mais j'ai mis longtemps pour l'atteindre - p.112

Toute idée a besoin pour moi d'un contrepied
Je ne puis supporter les vérités admises - p.177

Le poème a comme la vie un caractère d'insomnie - p.199

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