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Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982


Les Yeux et la mémoire Quelques extraits
(1954)



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Les Yeux et la mémoire Poème
(1954)

Quelques extraits

Extrait de "II. Que la vie en vaut la peine"


C'est une chose étrange à la fin que le monde
Un jour je m'en irai sans en avoir tout dit
Ces moments de bonheur ces midis d'incendie
La nuit immense et noire aux déchirures blondes

Rien n'est si précieux peut-être qu'on le croit
D'autres viennent Ils ont le coeur que j'ai moi-même
Ils savent toucher l'herbe et dire je vous aime
Et rêver dans le soir où s'éteignent des voix

Il y aura toujours un couple frémissant
Pour qui ce matin-là sera l'aube première
Il y aura toujours l'eau le vent la lumière
Rien ne passe après tout si ce n'est le passant

C'est une chose au fond que je ne puis comprendre
Cette peur de mourir que les gens ont en eux
Comme si ce n'était pas assez merveilleux
Que le ciel un moment nous ait paru si tendre

Malgré tout je vous dis que cette vie fut telle
Qu'à qui voudra m'entendre à qui je parle ici
N'ayant plus sur la lèvre un seul mot que merci
Je dirai malgré tout que cette vie fut belle


Extrait de "III. Les vêpres interrompues"


Ce que je garde en moi je l'étouffe et le tue
Et quand je fermerai les yeux à la lumière
Nul ne saura de toi ce que j'en aurai tu
Douceur des choses coutumières

Je n'ai plus très longtemps devant moi désormais
Chaque vers que j'écris c'est mon sang que je donne
Si je fais le choix d'août sans doute est-il un mai
Que ne dira jamais personne

Passez mes souvenirs folie ô mes années
Et tu vins en novembre et sur quelques paroles
Ma vie a tout d'un coup tout autrement tourné
Un soir au bar de la Coupole

Avant toi je n'étais qu'une ombre inassouvie
L'errement de moi-même aveugle aveugle et sourd
Tu m'auras tout appris lumière de ma vie
Jusqu'à voir la couleur du jour

Toi qui rouvris pour moi le ciel de la bonté
En moi qui réveillas les musiques profondes
Toi qui m'as fait moi-même et m'as dit de chanter
Comme un enfant devant le mondes

Demeure mon amour heureux et malheureux
Demeure mon amour dans mes bras prisonnière
Soleil secret du coeur qui n'est que pour nous deux
Ma chère amour seule et dernière

Si de ce que j'écris ne restait que ton nom
Je saluerais la gloire éternelle des choses
Où ton nom chanterait comme fait le Memnon
Au seuil brûlé des sables roses

Le plus beau jour toujours contient quelque regret
Dont on trouve le goût peu de temps après boire
Et que la vie est belle après tout le dirait
Simplement l'histoire d'un soir

Qu'est-ce que c'est mes yeux que cet égarement
Qui fait que vous cédez à ce libertinage
On m'accuse déjà je ne sais trop comment
De trop aimer les paysages

Est-ce un crime vraiment de dire ce qu'on voit
Partager son amour chanter chercher des rimes
Je ne sais pas vraiment ce que l'on veut de moi
Est-ce vraiment vraiment un crime

De rêver au bonheur dans la gueule du loup
Et de dire à minuit que l'alouette est proche
Mes amis mes amis que cela soit de vous
Pourtant qu'en vienne le reproche

Extrait de: "IV. Je plaide pour les rues et les bois d'aujourd'hui"

Non je ne cherche pas au milieu des dangers
L'oasis ni le biais échappatoire et juge
Utile et beau cet art qui s'efforce à changer
Le monde et refuse refuge

Suis-je de ceux-là qui ferment leurs yeux devant
L'humanité en proie aux douleurs quotidiennes
Ou des fous qui voudraient faire à l'abri des vents
Chanter les harpes éoliennes

Ne m'a-t-on pas toujours trouvé sans que l'on m'ait
Assigné pour cela le péril et la place
Prêt à donner le fouet aux vieux mots qui rimaient
Entre eux comme des jeux de glaces

Je réclame le droit de rêver au tournant
De la route Aux grands charmes de la promenade
Le droit de m'émouvoir du monde maintenant
Que s'approche la canonnade

Je réclame le droit des hommes à pencher
Leur visage anxieux au miroir des fontaines
D'aimer les blés et de le dire D'y chercher
Une douce paix incertaine

Je réclame le droit de peindre mon pays

Je réclame le droit de faire comme si
Nos fronts étaient sans ride et nos coeurs sans souffrance
Et comme si la guerre était un chien assis
Aux pieds parfaits de notre France


Extrait de: "V. Nocturne des frères divisés"

Notre vocabulaire est de faible encolure
Quand il faut allumer l'étoile et non l'idée
Et traverser la nébuleuse à toute allure
Avec des mots téléguidés

L'homme lève les yeux et c'est ahurissant
Ce qu'un pareil décor peut bien lui faire dire
Mais peu nous chaut la qualité de son délire
Si ce lait de lueurs renouvelle son sang

Si le frisson le prend devant ces voûtes blêmes
S'il songe regardant ces soleils de série
À ce qu'il risque d'arriver cette nuit même
À ses amours à sa patrie

Car tout ramène l'homme au coeur de la bataille
Serait-ce le détour de quelque voie lactée
Serait-ce le détour de la banalité
Et l'histoire nous fait un ciel à notre taille

Prêts à répudier la lumière des sens
Mes frères croient inconnaissable l'inconnu
Dans un monde immuable où l'homme revient nu
À l'initiale obscurité de sa naissance

Dans le premier moment que je les entendis
Ça me fit comme une démageaison d'injures
Ils me criaient Le voilà donc ton paradis
Chevalier de la triste figure

Tu es là comme une clown à nous parler progrès
Vendanges de l'hiver et printemps sur commande
Ah Déroulède du bonheur et tu demandes
Naïvement comment sortir de la forêt

On n'en finirait plus à répéter leurs phrases
Qu'ils aient tort ou raison les mots ça compte-t-il
Ce qui pèse sur nous comme moi les écrase
Ils sont mes pareils ces petits

Eux comme moi l'on dirait des Saint-Sébastien
Qui liés au poteau se flècheraient l'un l'autre
Dans leur fureur à démêler le mien du tien
Au rire noir des bons apôtres

Je songe à l'unité lente que nous gagnons
Étoiles Resouder les feux qui se scindèrent
Inaugurer enfin le grand jour solidaire
Et faire un seul soleil de tous ces lumignons

Voir ne suffisait plus à l'homme Il veut savoir
Mais le siècle et le ciel sont noirs jusqu'à demain
Le chemin qu'une main m'y tienne par la main
Comme un Parti conduit un peuple dans l'histoire

Extrait de: "VI. L'enfer"

Rien ne nous vient du ciel monopole des anges
Nul glaive n'est porté par licence de Dieu
La peste ni le feu ni l'atome ne vengent
Sur les gens de la terre un idéal des cieux


Le bonheur d'habitude est un bonheur trop triste
Je préfère l'enfer où l'homme brûle et crie

Ils crient sans doute il crient les damnés de la terre
L'enfer existeil est le terrible aujourd'hui
Où la loi sociale impose à tous de taire
Les prémisses du jour et le bout de la nuit

L'enfer existe Il est la part du plus grand nombre
L'enfer existe Il est ce paysage fou
La résignation des visages à l'ombre
L'espoir tenu pour crime et la vie à genoux

Quand tout sera fini qu'on écrira l'histoire
On relira ces vers que vous avez chantés
Je ne sais si des miens on gardera mémoire
Mais vous êtes partis et moi je suis resté

Oui j'ai choisi l'enfer en pleine conscience
Oui j'ai choisi mon peuple et j'ai pris son chemin
Et je souffre avec lui sa même patience
Et mon souffle se mêle à son souffle germain

Extrait de: VII. Le peuple

Les lèvres et les blés d'un même chant vont bruire
Oh le piétinement des foules au matin
Choisis peuple choisis ceux qui vont te conduire
Et la juste parole et le geste certain

Tous les Annapurnas peuvent dresser leurs neiges
Entendez-vous grandir ce rêve consenti
Comme un Parti conduit son peuple vous disais-je
Et vous les Conquérants vous dites Mon Parti

Il est des mots écrits en lettres capitales
Comme un Parti conduit son peuple À peine j'ai
Dit ces mots-là que c'est une éclipse totqle
Et tout autre soleil me devient étranger


Extrait de: VIII. On vient de loin


Un poème écrit à la troisième personne
N'est jamais ce cri des entrailles que l'on croit
Et parler de l'amour exige que je donne
À l'impudeur du jour mon propre coeur en proie

Lorsque j'avais vingt ans pour moi la grande affaire
Était de désapprendre et non d'avoir appris
Il me semblait rouvrir les portes de l'enfer
Par le simple refus du coeur et de l'esprit

Don-Quichottes nouveaux qui tournaient leur colère
Contre les dieux de plâtre et l'ombre des statues
Nous étions quelques-uns que ces jours assemblèrent
À mettre dans l'injure une étrange vertu

Je ne demande pas le pardon des outrages
La pitié d'une enfance ou Dieu sait quel oubli
Les longs labeurs m'ont fait un homme d'un autre âge
Et j'ai bu le vin noir et j'ai laissé la lie

Mais j'aurai beau savoir comme on dit à merveille
Quelles gens mes amis d'alors sont devenus
Rien ne fera jamais que je prête l'oreille
À ce que dira d'eux qui ne les a connus

Je jure qu'au départ c'était comme une eau pure
L'avril escompte-t-il les récoltes d'été
Et nous n'attendions pas du monde je le jure
Plus que la salamandre aux flammes n'eût prêté


Extrait de: IX. Comment l'eau devint claire

La chenille au moment de la métamorphose
Ignorant l'aile et l'air médit du firmament
Il t'arrivait d'écrire à la hâte des choses
Que tu liras plus tard avec étonnement

Peut-être aveuglément naufrageur de toi-même
Te voulais-tu fermer tout devenir humain
Disant l'impadonnable et faisant du blasphème
Une brûlante boue à te jeter demain

Vois-tu j'ai tout de même pris la grande route
Où j'ai souvent eu mal où j'ai souvent crié
Où j'ai réglé mon pas pour que ceux qui m'écoutent
En scandent la chanson sur le pas ouvrier

L'essentiel n'est pas ce que traînent de brume
Et de confusion les hommes après eux
Car le soleil pour nous et devant nous s'allume
Il est mon Parti lumineux

Il faudrait que chacun racontât son histoire
Comment il est venu comment il varia
Comment l'eau devint claire et tous y purent boire
Un avenir sans parias

Entre tous les partis il est seul de sa sorte
Qui s'assige pour but tout remettre à l'endroit
En posséder la carte à personne n'apporte
Que des devoirs et non des droits

Salut à toi Parti qu'il faut bien qu'on choisisse
Quand toute chose est claire et patent le danger
O puits qui fais la vie et fais à l'oasis
Entre tous le pain partagé

Salut à toi Parti ma famille nouvelle
Salut à toi Parti mon père désormais
J'entre dans ta demeure où la lumière est belle
Comme un matin de Premier Mai

Extrait de: X. Sacre de l'avenir


Vous direz que les mots éperdument me grisent
Et que j'y crois goûter le vin de l'infini
Et que la voix me manque et que mon chant se brise
À ces sortes de litanies

C'est possible après tout que les rimes m'entraînent
Et que mon chapelet soit de grains de pavot
Car tyranniquement si la musique est reine
Qu'est-ce que la parole vaut

C'est possible après tout qu'à parler politique
Sur le rythme royal du vers alexandrin
Le poème se meure et tout soit rhétorique
Dans le langage souverain

C'est possible après tout que j'aie perdu le sens
Qu'au soleil comparer le Parti soit dément
Qu'il y ait de ma part simplementn indécence
À donner ca pour argument

Pourquoi doux Lucifer en ce siècle où nous sommes
Où la Vierge et les Saints ont des habits dorés
Le chant nouveau déjà qui s'élève des hommes
N'aurait-il pas l'accent sacré

J'ai souvent envié le vers de Paul Claudel
Quand sur nos fusillés se levait le destin
Pourquoi n'auraient-ils pas à leurs épaules d'ailes
Les Martyrs couleur de matin

Nous avons devant nous des voûtes cathédrales
Voyez voyez déjà le seuil et le parvis
Et serve à l'avenir la langue magistrale
Qui Dieu se bien servit

Le travail et l'amour changent le chant mystique
Et tout dépend vers qui s'élève l'hosanna
Je ne crains pas les mots dont on fit des cantiques
On boit dans le verre qu'on a

Il régnait un parfum de grillons et de menthes
Un silence d'oiseaux frôlait les eaux dormantes

Et je songeais qu'un jour pareil dans pas longtemps
Je ne reviendrai plus vers toi le coeur battant

Vois-tu comme la vie et la mort sont bien faites
L'enfant pleure au retour que s'achève la fête

L'homme a sur lui cet avantage merveilleux
De ne pas emporter ses regrets dans ses yeux

Par un effacement immense et raisonnable
Et béni soit le vent qui balayera le sable

Et béni soit le feu brûlant la lettre lue
Mon amour mon amour que voulais-tu de plus

Il est des mots que ne peut suivre qu'un silence
Et quel autre bonheur aurait ta violence

O nuage changeant nuage échevelé
Qui se disperse enfin sur le ciel étoilé


Extrait de: XIV. Pareils à ceux qui s'aiment

Car rien jamais la cime ou le poème
Ni l'art ailé ni l'azur des problèmes
Rien ne fait l'homme et la femme si grands
Que cet amour l'un l'autre qui les prend
Heureux les gens un jour pareils à ceux qui s'aiment
Dans un univers différent


- Extrait de: XV. Chant de la paix

Cessez le feu pour départager les doctrines
Assez à la pensée opposer les machines
Au coeur croyant porter la mort dans la poitrine
Laissez comme à des fleurs au flanc de deux collines
Leurs chances de printemps l'humaine et la divine
À ces rêves de paix que divers imaginent
Le pari de Pascal et celui de Lénine
Assez trouer les yeux pour y chercher dedans
La lumière qui fait le monde en l'inondant

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