menu poètes
menu Aragon
sommaire

 

Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982


De la date de naissance des poésies Poèmes
Quelques extraits
(1943)



Certaines Oeuvres ont été mises par mes soins en RTF ( word )
afin de les visualiser - télécharger gratuitement la visionneuse Word ICI

retour menu Aragon

De la date de naissance des poésies
Poèmes
(1943)

Quelques extraits

"Art poétique"

Pour mes amis morts en Mai
Et pour eux seuls désormais

Que mes rimes aient le charme
Qu'ont les larmes sur les armes

Et que pour tous les vivants
Qui changent avec le vent

S'y aiguise au nom des morts
L'arme blanche du remords

Mots mariés mots meurtris
Rimes où le crime crie

Elles font au fond du drame
Le double bruit d'eau des rames

Banales comme la pluie
Comme une vitre qui luit

Comme un miroir au passage
La fleur qui meurt au corsage

L'enfant qui joue au cerceau
La lune dans le ruisseau

Le vétiver dans l'armoire
Un parfum dans la mémoire

Rimes rimes où je sens
La rouge chaleur du sang

Rappelez-nous que nous sommes
Féroces comme des hommes

Et quand notre coeur faiblit
Réveillez-nous de l'oubli

Rallumez la lampe éteinte
Que les verres vides tintent

Je chante toujours parmi
Les morts en Mai mes amis

Extrait de "Le paysan de Paris chante"


I

Comme on laisse à l'enfant pour qu'il reste tranquille
Des objets sans valeur traînant sur le parquet
Peut-être devinant quel alcool me manquait
Le hasard m'a jeté des photos de ma ville
Les arbres de Paris ses boulevards ses quais

Paris rêve et jamais il n'est plus redoutable
Plus orageux jamais que muet mais rêvant
De ce rêve des ponts sous leurs arches de vent
De ce rêve aux yeux blancs qu'on voit aux dieux des fables
De ce rêve mouvant dans les yeux des vivants

Qui n'a pas vu le jour se lever sur la Seine
Ignore ce que c'est que ce déchirement
Quand prise sur le fait la nuit qui se dément
Se défend se défait les yeux rouges obscène
Et Notre-Dame sort des eaux comme un aimant

Toute aube est pour quelqu'un la peine capitale
À vivre condamné que le sommeil trompa
Et la réalité trace avec son compas
Ce triste trait de craie à l'orient des Halles
Les contes ténébreux ne le dépassent pas

Paris s'éveille et moi pour retrouver ces mythes
Qui nous brûlaient le sang dans notre obscurité
Je mettrai dans mes mains mon visage irrité
Que renaisse le chant que les oiseaux imitent
Et qui répond Paris quand on dit liberté

II

C'est un pont que je vois si je clos mes paupières
La Seine y tourne avec ses tragiques totons
O noyés dans ses bras noueux comment dort-on
C'est un pont qui s'en va dans ses loges de pierre
Des repos arrondis en forment les festons

Un roi de bronze noir à cheval le surmonte
Et l'île qu'il franchit a double floraison
Pour verdure un jardin pour roses des maisons
On dirait un bateau sur son ancre de fonte
Que font trembler les voitures de livraison

L'aorte du Pont Neuf frémit comme un orchestre
Où j'entends préluder le vin de mes vingt ans
Il souffle un vent ici qui vient des temps d'antan
Mourir dans les cheveux de la statue équestre
La ville comme un coeur s'y ouvre à deux battants

Sachant qu'il faut périr les garçons de mon âge
Mirage se leurraient d'une ville au ciel gris
Nous derniers nés d'un siècle et ses derniers conscrits
Les pieds pris dans la boue et la tête aux nuages
Nous attendions l'heure H en parlant de Paris

Quand la chanson disait Tu reverras Paname
Ceux qu'un oeillet de sang allait fleurir tantôt
Quelque part devant Saint-Mihiel ou Neufchâteau
Entourant le chanteur comme des mains la flamme
Sentaient frémir en eux la pointe du couteau

Depuis lors j'ai toujours trouvé dans ce que j'aime
Un reflet de ma ville une ombre dans ses rues
Monuments oubliés passages disparus
J'ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus qu'en mon soleil en toi Paris j'ai cru

La mort est un miroir la mort a ses phalènes
Ma vie à ses deux bouts le même feu s'est mis
Pour la seconde fois le monstre m'a vomi
Je suis comme Jonas sortant de la baleine
Mais j'ai perdu mon ciel ma ville et mes amis

III

C'est Paris ce théâtre d'ombres que je porte
Mon Paris qu'on ne peut tout à fait m'avoir pris
Pas plus qu'on ne peut prendre à des lèvres leur cri
Que n'aura-t-il fallu pour m'en mettre à la porte
Arrachez-moi le coeur vous y verrez Paris

C'est de ce Paris-là que j'ai fait mes poèmes
Mes mots sont la couleur étrange de ces toits
La gorge des pigeons y roucoule et chatoie
J'ai plus écrit de toi Paris que de moi-même
Et plus que de vieillir souffert d'être sans toi

Une chanson qui dit un mal inguérissable
Plus triste qu'à minuit la Place d'Italie
Pareille au Point-du-Jour pour la mélancolie
Plus de rêves aux doigts que le marchand de sable
Annonçant le plaisir comme un marchand d'oublies

Une chanson vulgaire et douce où la voix baisse
Comme un amour d'un soir doutant du lendemain
Une chanson qui prend les femmes par la main
Une chanson qu'on dit sous le métro Barbès
Et qui change à l'Étoile et descend à Jasmin

Le vent murmurera mes vers aux terrains vagues
Il frôlera les bancs où nul ne s'est assis
On l'entendra pleurer sur le quai de Passy
Et les ponts répétant la promesse des bagues
S'en iront fiancés aux rimes que voici


Extrait de "Absent de Paris"


I

II

L'éternité renaît aux yeux agonisants
Les arbres foudroyés qui peut en dire l'âge
Qui peut dire la date atroce de l'orage
Sur la fosse commune il n'est pas de gisants

La mort et non l'amour est l'unique domaine
Où l'homme se démasque et se découvre enfin
Les traits décomposés d'un enfant qui a faim
La mort et non l'amour nous rend la face humaine

Regarde-toi mon frère anonyme et sanglant
La mort et non l'amour soit notre Véronique
Son linge gardera notre image panique
À ce portrait divin nous voici ressemblants

Les beaux invariants des passions vulgaires
Marquent notre visage à l'instant du trépas
Regarde-toi mon frère et ne sanglote pas
C'est toi pourtant c'est toi qui péris à la guerre

III

On voudrait que la vie ait la douceur d'un chant
La douceur d'un amour la douceur d'un visage
Ou la blancheur au moins que font au paysage
Les tribunes du champ de courses de Longchamp

La vie Elle aura pris des routes singulières
On dirait une noce avec des mirlitons
Mais le cocher se penche et demande Où va-t-on
Qui répondrait Chacun songe à sa cavalière

La vie est après tout une longue agonie
Qu'importe qu'on rumine aux ruelles du sort
L'essentiel c'est qu'au bout du compte on s'endort
Lorsque le jour déjà jaunit Gethsémani

Si tu pleures Jésus est-ce de ton calvaire
Ne sais-tu pas que comme toi tous nous mourrons
La passion la pire est celle des larrons
Jamais ressuscités à ce triste univers

Au pays du soupir peut-être songeais-tu
À ceux qui sans pleurer ont connu la torture
Et qui n'ont pas mêlé le ciel à l'aventure
Qui n'auront ni vitrail ni palme ni statue

Les morts qu'on ne distingue pas des autres gens
Des morts de tous les jours dont nul ne sait le nom
Ceux qui sont morts un jour d'avoir répondu non
Les morts qu'on ne fait pas entrer dans la légende

Au pays du soupir où parmi les buissons
À la fin fatigués s'endormaient les Apôtres
Qui ne furent que des hommes comme les autres
Et vous savez mon Dieu ce que les autres sont

IV

Je te ressemble ô Roi qui perdis la raison
Je suis le pain rompu dont ta vie est la Cène
Tu gardes dans tes yeux les couleurs de la Seine
Tu peux fuir Je serai toujours ton horizon

Je berce ta folie et je suis ta défense
O monarque dément qu'on a dépossédé
Qu'importe d'avoir brisé le fil de tes idées
Si tu portes en toi le ciel de ton enfance

V

Mais il n'est pas le mien ce ciel et pas le mien
Ce pays d'oliviers qui fleure les fenouils
Où ce n'est pas un dieu l'homme qui s'agenouille
Et tu n'es pas mon Dieu Dieu jérusalémien

Tout ce bleu me paraît un beau temps de louage
Et ma mélancolie est celle du marin
Sur un coup de cafard qui voit avec chagrin
Son corps à tout jamais couvert de tatouages

O cactus de l'exil Parfum des orangers
Pour un peu de vin blanc je donnerais ces palmes
Ce soleil sans pardon cette mer toujours calme
Où le nuage et moi nous sentons étrangers

Les fleurs offrent aux yeux leur débauche adorable
Les amours odorants des oeillets se marient
À la rue où respire un air de griserie
Nulle part je n'éprouve être autant misérable

Pourquoi me souvient-il avec mélancolie
À cet instant du monde et de ma propre histoire
D'un vers de Dante au chant treize du Purgatoire
Une âme qui vécut aubaine en Italie
[aubain, aubaine: "Individu fixé dans un pays étranger sans être naturalisé". - Aragon se réfère au Purgatoire, XIII, vers 94-96]

Comme cette âme-là nous vivons dans l'exil
D'un paradis terrestre auquel secrètement
Nous préférons l'enfer Paris et ses tourments
Grand merci pour l'aubaine et l'azur et l'asile
[aubaine: "Avantage ou profit inattendu, chance inespérée"]


Chassez l'Anglais de France et rouez les bourreaux

Rendez-moi mon Paris le Louvre et les Tournelles


La liberté Paris vaut plus qu'une chanson

VI

Poésie ô danger des mots à la dérive
[...]

[...]

On demande l'espoir du côté de Vincennes
Et je veux que l'espoir ait l'accent du midi
Les chants désespérés Niez ce qu'on en dit
N'ont que faire aujourd'hui sur les bords de la Seine
[Allusion au vers "Les plus désespérés sont les chants les plus beaux" d'Alfred de Musset, "La Nuit de mai"]

Ceux qui portent des fleurs ont de la France aux bras
Et mettent du soleil dans notre nuit frugale
Non Sous les oliviers où chantent les cigales
Je ne veux pas pleurer comme Jésus pleura

Je ne veux plus pleurer car pleurer nous désarme
Et c'est bon pour un Dieu de plier le genou
De Provence ou d'Artois les hommes de chez nous
Sachant vivre debout savent mourir sans larmes

Comme les fleurs de Nice et les rimes choisies
Si du Nord au Midi notre coeur en forme une
Que tout serve à chanter notre chanson commune
Et Paris mon Paris soit notre poésie

Extrait de "Nymphée


Affreuse nudité de l'homme dans l'orage
La catastrophe arrive alors qu'il somnolait
Ou que sans se presser il rentrait le fourrage
Et sur le feu la femme oublie alors le lait

Lorsqu'un peuple s'enfuit devant l'envahisseur
Il laisse sur ses pas les ruines de sa vie
Une salle de bal à l'aube sans danseurs
La table du repas qu'on n'a pas desservie


Rien ne peut altérer la chanson que je chante
Même si quelqu'un d'autre avait à la chanter
Une plainte étranglée en renaît plus touchante
Quand l'écho la reprend avec fidélité

Le crime de rêver je consens qu'on l'instaure
Si je rêve c'est bien de ce qu'on m'interdit
Je plaiderai coupable Il me plaît d'avoir tort
Aux yeux de la raison le rêve est un bandit

Je parle avec les mots des jours patibulaires
Où le maître bâtit le temple qu'il lui plaît
Et baptise raison dans son vocabulaire
Le loisir d'à nos poings passer cabriolet

Il faudrait rendre sens aux mots blasphématoires
Refaire un coeur saignant à ceux qui n'en ont plus
Ceux qui ne pleurent pas pour une belle histoire
Méritent-ils le ciel qui leur est dévolu


Extrait de "Le temps des cerises"

Tu m'as donné ta vie en me donnant la vie


Extrait de "Langage des statues""

Il fallait qu'une voix s'élevât qui fût forte
Assez pour que d'un siècle encore on l'entendît
Hurler Ce n'est pas vrai La France n'est pas morte
Que votre corbillard Croque-morts vous emporte
Et dimanche rira qui maudit vendredi

Qui donc ô jeunes gens criera dans la défaite
Debout sur les remparts en képi de moblot
Qui saura comme moi puisque vous ne le faites
Détourner le tonnerre et jeter aux tempêtes
Le cantique d'espoir qui répond aux sanglots

retour menu Aragon