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Brocéliande
- Poème
(1942)
Quelques
extraits
- Extrait de
la première partie
Rien ne finit jamais comme
on voit dans les livres
Une mort un bonheur après quoi tout est dit
Le paladin jamais la belle ne délivre
Et du dernier baiser renaît
la tragédie
La vie est une avoine et le
vent la traverse
Sans y trouver jamais un accord résolu
L'homme change mais pas la
flamme et pas le jeu
Et le monde est pareil à
l'ancienne forêt
Cette tapisserie à verdure banales
Où dorment la licorne et le chardonneret
Vous n'y trouverez pas les
mystères français
La fée a fui sans doute au fond de la fontaine
Et la fleur se fana qui chut de son corset
Les rêves de chez nous sont mis en quarantaine
Mais le bel autrefois habite
le présent
Le chèvrefeuille naît du coeur des sépultures
Et l'herbe se souvient au soir des vers luisants
- Extrait de
la deuxième partie
Cette chambre de feu pleine de soldats et de bottes
Est-ce que vous n'entendez pas le bruit de crin que font les sauterelles
Des ossements futurs grincent dans les céréales
Je ne peux pas m'habituer à vivre à tu et à toi
avec la mort
Car un jour viendra bien qui pourrait être proche
Où la pluie et le beau temps seront aux mains capricieuses
du premier venu
Homme homme précisément par ce pouvoir sur le ciel
Alors il ne fera plus bon pour la sécheresse ni pour la poussière
Alors personne ne te dira plus des mots étrangers pour limiter
tes pas
Tu ne craindras plus de te brûler en touchant la porte de ta
propre maison
Tu ne seras plus valet des labours chez un maître qui ne sait
pas prononcer ton nom
La terre que tu creueras ne sera plus inexplicablement stérile
Plus inexplicablement fuxante comme une femme de mauvaise vie
Elle ne mentira plus à Jean Pierre ou François
Qu'il pleuve une tempête de pluie avec la générosité
du fer
Chère pluie à mon visage aussi douce qu'à ma
terre
Et ne te gêne pas si je suis sur ton chemin Tu peux me percer
Pluie adorable pluie aussi tendre que l'amour
Que tout un peuple espère les yeux tournés vers le ciel
- Extrait de la troisième partie
Tout résonne aujourd'hui
d'une étrange façon
Mon sauveur soit mon peuple
Est-ce la nuit du Christ est-ce
la nuit d'Orphée
Qu'importe qu'on lui donne un nom de préférence
Celui qui ressuscite est un enfant des fées
Soleil ballon captif qu'on
lâche le matin
Il faudra bien qu'un jour à la fin tu t'évades
Voici se réveiller les volcans mal éteints
Voici blanchir les monts ainsi
que des salades
Resteras-tu toujours le toutou de quelqu'un
Content de ta ficelle et d'aller en balade
Étoilé comme
un condamné de droit commun
Le ciel troué de bleu fier de ses tatouages
Te fait faire le beau coucher bondir comme un
Caniche au cerceau blanc de
ses bras de nuages
Icares en sueur Josués sans poumons
Quels rétameurs de pots quels cochers de louage
Quls faux exorciseurs complices
du démon
Quels charlatans t'ont dit de rebrousser ta course
Pour te faire sauter à la corde des monts
Un dogue peut casser sa laisse
ou son collier
Déborder les ruisseaux ou sauter la cheddite
Mais le soleil poursuit son chemin régulier
Et revient dans la mer baigner
à l'heure dite
Quand il sera bien las de ses rayons peignés
Qui le font ressembler à quelque hermaphrodite
Il faudra bien qu'un jour cependant
il se fâche
Tombe de son perchoir et flambe les carreaux
Grille les pissenlits sous les pas lents des vaches
Qu'attends-tu pour brûler
ta cage et tes barreaux
O monstre dédoré dors-tu qu'il fait si sombre
C'est pour toi cependant que tombent les héros
Pendu par les cheveux aux barbelés
de l'ombre
Ne tarde plus bel absolu bel Absalon
Il reste encore un peu de feu sous les décombres
Du fin fond de l'enfer Soleil
nous t'appelons
Extrait de la
quatrième partie
Quelle sorte de pluie est-ce donc qui semble annoncer les lépreux
avec la crécelle
La terre craque et l'arbre séché frémit
La grêle la grêle la grêle Ah malheur
Sur les graines la fleur la moisson les vitres les voiles les promeneurs
égarés
Il pleut des diamants taillés des javelots des malédictions
Des animaux faits de rumeur et de dévastation
Dont le nom simple à cette minute échappe à ceux
qu'ils tuent
Avec de grands yeux bleus dans leurs ailes vertes afin de tromper
le ciel
Sauterelles voilà comment on les appelait en Égypte
Ce sont des sauterelles qui s'abattent épouvantablement sur
nous
Oui c'est la grêle et les magiciens sur la montagne
Seront écharpés pour avoir appelé le fléau
Il y a la grêle il y a le groin du vent vert il y a la griffe
labourante
Il y a le grincement du meurtre et la grimace du martyre
Et le gréement de la ville se désagrège et la
pierre a crié grâce
Grêle grâce
Et la grêle a ri de toutes ses dents de grêle
De toutes ses dents de grêle a mordu le bonheur à pleines
dents
Qui parlait de grêle
tout à l'heure
La grêle n'a pas cette couleur
Je vous dis qu'en Égypte
on appelait cela des sauterelles
- Extrait de
la cinquième partie
Écoutez l'ombre dit des noms comme des mûres
Noirs mais entre nos dents de vrais soleils fondants
Chacun d'eux qu'on taisait l'avenir le murmure
Chacun d'eux à l'appel de France répondant
Chacun d'eux a l'accent qu'il faut au sacrifice
La gloire n'eut jamais autant de prétendants
L'étoile luit plus haut que les feux d'artifice
O Mère c'est en vain lorsque le coeur te fend
Qu'on voudrait te cacher le compte de tes fils
Chacun d'eux dans la terre ou dans l'arbre étouffant
C'est en vain qu'on voudrait te cacher sa torture
Tu sais qu'on l'a tué car il est ton enfant
Et qu'il ne revient plus se pendre à ta ceinture
C'est en vain qu'on voudrait te dire qu'ils ne sont
Que les petits d'une autre ou nés contre nature
Des bâtards eux que tu berças de tes chansons
Eux qui trouvaient pour toi le ciel pas assez ample
Dont le dernier regard brilla de ta leçon
Pareils à ceux jadis à qui l'on fit des temples
Pareils à ceux naguère aux monuments inscrits
Eux qui nourris de toi son morts à ton exemple
Et n'ont rien regretté le jour qu'ils ont péri
Puisqu'ils dirent ton nom sous la grêle des balles
Préférant de mourir que vive la patrie
Ah combien de Merlins sous ces pierres tombales
Et tous les arbres sont des arbres enchantés
Grande nuit en plein jour cymbales des symboles
Se déchire la fleur pour que naisse le fruit
Le ciel éclatera d'un bruit de carambole
Et l'homme sortira de l'écorce à ce bruit
- Extrait de la sixième partie
Déjà se lève un récolte de colère
Et qui saurait maintenant distinguer sa fureur de sa joie
Oui c'est cette nuit de feu qui défait les défaites
Dans sa chevelure de lueurs
Justice justice soit faite
Je vous entends voix des victimes Vous venez
À l'heure où se vend la vengeance à la criée
Réclamer votre dû Vous craignez que j'oublie
Votre droit sur le grain mûrissant sur l'août glorieux
Vous craignez que j'oublie ô mes amis le prix payé
Vos derniers mots parés des prestiges de la mort
Vous craignez que j'oublie aveuglément ce qui me lie
À vous ce qui me lie à votre sang versé
Vous craignez le bonheur des survivants et leur folie
Vous en qui j'ai cru
Non je n'ai pas perdu mémoire de toi courbeur de fer
De toi non plus
Je n'ai pas perdu ta mémoire à toi non plus philosophe
aux cheveux roux
Une clarté d'apocalypse embrasera le noir silence
Quand au scandale des taillis le rossignol
Lance
L'étincelle de chant qui répond au ciel incendié
de son signal
Ah que je vive assez pour être ce chanteur
Pour ce cri pur où crépite la délivrance
Ah que je vive assez pour l'instant d'en mourir
Guetteur des tours oiseau de la plus haute branche
Ah que je vive assez pour
Brûler du même feu né de Brocéliande
Et dire à l'avenir le nom de notre amour
Je ne demande rien que de vivre assez pour voir la nuit fléchir
et le vent changer
- Extrait de la septième partie
Avenir qui ressemble aux veines de la main
Avenir avenir aveugle aux yeux ouverts
Avenir qui devine en vain les lendemains
Avenir souvenir Nuances si
légères
Au feu de ce qui fut brûle ce qui sera
Futur antérieur Mémoire ô passagère
Si du refrain d'hier demain
tient sa puissance
Vous vous y refondez thèmes initiaux
Et dans les mêmes mots l'ombre change de sens
La fable y refleurit sous le
nom d'hypothèse
Faisant sur l'infini les calculs
qu'il lui plaît
L'Homme y paît les troupeaux turbulents des problèmes
Et renversant le ciel que les dieux étoilaient
Il marque l'univers au secau
de son emblème
Je démonte pour vous
ces démons mécaniques
Voyez leur sourcil d'ombre est fait de vos soucis
Et votre force fait leur force tyrannique
Il n'appartient qu'à
vous de les chasser d'ici
Impossible est un mot banni de notre terre
Ce que vous redoutez est à votre merci
Connaître est la doublure
blanche du mystère
On parle spectre encore et c'est pour la clarté
Les enfants de la peur feront bien de se taire
Si je leur laisse place et
rang dans la cité
Qu'ils cessent de servir nos maîtres transitoires
Et qu'ils ouvrent pour nous leurs forêts enchantées
Puisque les peseurs d'or ont
fermé leurs comptoirs
Et que toute grandeur a passé son chemin
Je te reprends Légende et j'en ferai l'Histoire
Avenir qui ressemble aux lignes
de nos mains