Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982
Les Yeux d'Elsa
(1942)
La nuit d'exil
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La nuit d'exil
Qu'importe à l'exilé que les couleurs soient fausses On jurerait dit-il que c'est Paris si on Ne refusait de croire aux apparitions J'entends le violon préluder dans la fosse
C'est l'Opéra dit-il ce feu follet changeant J'aurais voulu fixer dans mes yeux mal ouverts Ces balcons embrasés ces bronzes ce toit vert Cette émeraude éteinte et ce renard d'argent
Je reconnais dit-il ces danseuses de pierre Celle qui les conduit brandit un tambourin Mais qui met à leur front ces reflets sous-marins Le dormeur-éveillé se frotte les paupières
Des méduses dit-il des lunes des halos Sous mes doigts fins sans fin déroulent leurs pâleurs Dans l'Opéra paré d'opales et de pleurs L'orchestre au grand complet contrefait mes sanglots
J'aurais voulu fixer dans ma folle mémoire Cette rose dit-il cette mauve inconnue Ce domino fantôme au bout de l'avenue Qui changeait pour nous seuls de robe tous les soirs
Ces nuits t'en souvient-il Me souvenir me nuit Avaient autant d'éclairs que l'il noir des colombes Rien ne nous reste plus de ces bijoux de l'ombre Nous savons maintenant ce que c'est que la nuit
Ceux qui s'aiment d'amour n'ont qu'elle pour adresse Et tes lèvres tenaient tous les soirs le pari D'un ciel de cyclamen au-dessus de Paris O nuits à peine nuits couleur de la tendresse
Le firmament pontait des diamants pour toi Je t'ai joué mon cur sur les chances égales Soleil tournant des boulevards feux de Bengale Que d'étoiles à terre et par-dessus les toits
Quand j'y songe aujourd'hui les étoiles trichèrent Le vent charriait trop de rêves dérivés Et les pas des rêveurs sonnaient sur les pavés Des amants s'enlaçaient sous les portes cochèrent
Ta blancheur enflammait la pénombre éternelle Et je ne voyais pas au fond de tes prunelles Les yeux d'or des trottoirs qui ne s'éteignaient pas
Passe-t-il toujours des charrettes de légumes Alors les percherons s'en allaient lentement Avec dans les choux-fleurs des hommes bleus dormant Les chevaux de Marly se cabraient dans la brume
Les laitiers y font-il une aube de fer-blanc Et pointe Saint-Eustache aux crochets des boutiques Les bouchers pendent-ils des bêtes fantastiques Epinglant la cocarde à leurs ventres sanglants
A-t-il a tout jamais décidé de se taire Quand la douceur d'aimer un soir à disparu Le phono mécanique au coin de notre rue Qui pour dix sous français chantait un petit air
Reverrons-nous jamais le paradis lointain Les Halles l'Opéra la Concorde et le Louvre Ces nuits t'en souvient-il quand la nuit nous recouvre La nuit qui vient du cur et n'a pas de matin |