Louis Aragon
Neuilly sur Seine, 1897 - Paris, 1982
Les Yeux d'Elsa
(1942)
Plus
belle que les larmes
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Les Yeux d'Elsa Je te touche et je vois ton
corps et tu respires Elle dort Longuement je l'écoute
se taire Le jour qui semblera l'arracher
à l'absence Buissons quotidiens à
quoi nous nous griffâmes Comme le coquillage enregistre
la mer O mon enfant le temps n'est
pas à notre taille
Commentaire I. LA FEMME a) Le système d'énonciation Les deux premières strophes constituent un dialogue. Aragon s'adresse à Elsa : "je", "tu". Après, elle s'endort dans ses bras : "tu ne les entends plus", ce qui explique qu'il dise "elle" jusqu'à la fin. En effet, il ne peut plus lui parler en tant que personne qui puisse dialoguer. Cela justifie aussi la phrase : "présente mais absente". On trouve aussi quelques "nous". Ils peuvent désigner le couple, mais aussi un groupe plus vaste, notamment dans : "nous nous griffâmes", qui peut concerner les problèmes de couples mais aussi les souffrances des Guerres. Le poète dit "je", il nous montre ainsi une part de son caractère. On voit que c'est un mari très anxieux : "j'aurais guetté... tremblé... périls inventés". D'autre part, on ne trouve ici que le point de vue du mari. Ce poème constitue un bilan de sa vie commune avec Elsa, de ce qu'il a été en tant que mari. Il montre qu'il est très protecteur : "ô mon enfant". Bien qu'il ne le dise pas dans le texte, Elsa est sa muse, tout particulièrement dans ce poème, dont elle est l'origine. b) L'amour Aragon fait ici une description du sentiment amoureux, non de sa femme. Il n'y a pas de détails physiques. Ce thème est développé par l'allusion aux Contes des milles et une nuits. Il s'agit des contes que racontait la princesse Chéhérazade au sultan, chaque nuit, en entretenant le suspense, jusqu'au soir suivant, et ainsi de suite... Cela lui permettait de rester en vie, car le sultan avait pour habitude de tuer les femmes du harem lorsqu'il se lassait d'elles. Au bout de 1001 nuits, le sultan ne pouvant plus se passer de Chéhérazade, l'épousa. Cette allusion nous montre l'idée qu'il se fait de leur couple : Elsa règne sur lui, d'où la phrase : "je suis ton empire". D'autre part, le "magique tapis de notre isolement" désigne un tapis volant. Celui-ci ne servirai pas à traverser l'espace, mais le temps. Il constitue la version magique du lit. Elsa semble donc être une femme envoûtante, leur amour relève du mystérieux. Les termes "au pays des merveilles" résument cet aspect d'Elsa. Aragon évoque dans ce poème la sensualité. Il utilise pour cela le champ lexical des sens. Sensation tactile : "touche" qui désigne la présence physique d'Elsa. Sensation visuelle : "je vois " couleur de l'absolu" "ces yeux qui m'affament", faisant référence au titre du recueil ("Les Yeux d'Elsa"). Sensation olfactive : "respire " "parfum" "essence" (le parfum étant de l'essence dilué le plus souvent dans de l'alcool) Sensation auditive : "soupure" "silence chantant" "coquillage" Aragon montre ainsi que sa femme et lui communiquent par les sens même s'il n'y a pas de dialogue. L'auteur insiste sur la localisation, avec les antithèses répétées de la présence, de la proximité, face à l'absence et la distance. La présence est physique, puisqu'elle se trouve dans ces bras. Cependant, elle est endormie, donc absente mentalement. De plus, cette femme reste uun mystère pour lui, il y a donc une distance due à l'incompréhension. II. LE TEMPS a) La fuite du temps L'expression "un feu de paille" désigne quelque chose dui ne dure pas, qui indique donc le temps qui fuit. Elle est mise en relation avec 13 ans, puis avec 1 jour : "Treize ans c'est comme un jour et c'est un feu de paille". On observe un decrescendo des durées. De même Aragon procède à un decrescendo numérique : "mille et une nuit", "treize" puis "un". Il veut montrer la subjectivité du temps. Dans le même but, les termes : "le temps n'est pas à notre taille" montre que le temps, objectif, n'est pas à la mesure de notre subjectivité, il ne sait pas s'adapter aux émotions. On peut analyser les temps de verbes. On trouve beacoup de futur antérieur dans ce texte : "aura passé" "aurai guetté" "aurai tremblé". Ce temps permet de se projeter dans le futur afin de faire un bilan provisoire ce que l'on vit actuellement. Il s'agit donc d'un bilan, d'une liste de ce qu'il a fait. On trouve une évocation de la séparation : "les jours du vivre séparés". Il s'agit d'une référence au moment où leur couple se réfugie en zone libre pour préparer la résistance. Elsa arrive à Nice avant Aragon. Or, pendant ces quelques semaines, elle fait la rencontre d'un homme qui deviendra son amant. Cela justifie l'expression : "peur douce-amer". b) La durée Au contraire, Aragon évoque parfois l'idée de durée. Il utilise pour cela le présent. Il peut s'agir d'un présent de description : "je te vois" On trouve aussi des présents de durée, presque intemporels : "yeux qui m'affament" puisqu'Elsa dort à ce moment-là. Il s'agit donc d'une image constante d'Elsa. L'alternance entre le jour et la nuit, à la quatrième strophe, donne l'impression qu'Aragon considère ces treize ans comme un seul jour... De même, il y a une confusion entre les étés et les hivers : "treize ans treize étés treize hivers". Il n'y a pas de limite entre ces périodes, car pour lui ces treize ans constituent un bonheur durable. On peut supposer que le 13 est pour l'auteur un symbole de ce bonheur. Paradoxalement, ce sont les antithèses qui soulignent cette confusion. Cette impression est résumée par "pour le meilleur et pour le pire", où les antithèses sont réunies. On remarque une évocation de la durée dans l'adverbe "Longuement". L'ambiguité de la majuscule nous fait comprendre qu'il porte sur les deux verbes, "dort" et "écoute". Conclusion Il s'agit donc d'une évocation de sa vie avec Elsa, qu'il n'imagine pas finie et qui l'enivre, comme le montre le vers : "La vie aura passé comme un air entétant". On retrouve le champ lexical de la musique, il s'agit donc d'un hymne à sa femme. Ce poème souligne un paradoxe : alors que c'est elle qui dort, c'est lui qui rêve. C'est très lyrique, la destinataire, par pudeur, n'entend pas les compliments, dont nous sommes les confidents. Dans tout le recueil, et particulièrement dans ce poème, Aragon reste très pudique : il ne donne que très peu de détails sur sa femme, il n'en fait pas le portrait. Il s'agit de poésie intimiste, sans détails intimes, ce qui est extraordinaire. |