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La Rose et
le Réséda ( Louis Aragon
)
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
Tous deux adoraient la belle prisonnière des soldats
Lequel montait à l'échelle et lequel guettait en bas
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
Qu'importe comment s'appelle cette clarté sur leur pas
Que l'un fut de la chapelle et l'autre s'y dérobât
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
Tous les deux étaient fidèles des lèvres du coeur
des bras
Et tous les deux disaient qu'elle vive et qui vivra verra
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
Quand les blés sont sous la grêle fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles au coeur du commun combat
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
Du haut de la citadelle la sentinelle tira
Par deux fois et l'un chancelle l'autre tombe qui mourra
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
Ils sont en prison Lequel a le plus triste grabat
Lequel plus que l'autre gèle lequel préfère les
rats
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
Un rebelle est un rebelle deux sanglots font un seul glas
Et quand vient l'aube cruelle passent de vie à trépas
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
Répétant le nom de celle qu'aucun des deux ne trompa
Et leur sang rouge ruisselle même couleur même éclat
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
Il coule, il coule, il se mêle à la terre qu'il aima
Pour qu'à la saison nouvelle mûrisse un raisin muscat
Celui qui croyait au ciel celui
qui n'y croyait pas
L'un court et l'autre a des ailes de Bretagne ou du Jura
Et framboise ou mirabelle le grillon rechantera
Dites flûte ou violoncelle le double amour qui brûla
L'alouette et l'hirondelle la rose et le réséda
Introduction:
- Ce poème, paru pendant l'Occupation dans le journal "le
Mot d'ordre" a été inspiré par l'évolution
des événements à partir de l'été
1941 : attentats contre l'occupant, exécutions sommaires.....
- Il fit l'objet, pendant la guerre de nombreuses réimpressions
anonymes. Il doit sans doute son succès à la force des
sentiments qu'il exprime et à sa forme de complainte populaire....
- Il se compose de 64 heptasyllabes.
Développement:
1°) Les épreuves et les combats d'une époque:
a. l'occupation:
- "la belle/ prisonnière des soldats".
- "les blés sous la grêle" : les destructions,
le rationnement.
b. la Résistance:
- les risques encourus.
- les difficiles conditions de détention.
- les exécutions
au petit matin.
2°) La nécessité
de l'union au service d'un idéal commun:
a. l'union:
- le conflit entre cléricaux et anticléricaux déchirait
la France depuis le XIXe (cf. l'affaire Dreyfus).
- la Résistance rapprochait les Français, idéologiquement
divisés, dans la défense d'une même cause. L'auteur
rend ici hommage aux militants chrétiens et communistes. Les
deux vers du refrain s'opposent tout en étant de constructions
symétriques, étrangement parallèles. "Tous
deux" (v.3) rassemble les contraires.
b. l'idéal commun:
- l'amour de la France (fidélité indéfectible
en paroles, en sentiments et en actes) et la libération du
pays.
- le sang des martyrs ne s'évapore pas, il féconde la
terre de France et permet l'avènement d'une "saison nouvelle"
évoquée à la fin du poème.
3°) La complainte populaire:
a. dans sa structure et sa versification:
- dix sizains dont le distique initial revient comme un refrain. A
la fin, un "envoi" (v. 56-64), dans la tradition médiévale,
vient se substituer au refrain.
- l'absence de distinction typographique des strophes ainsi que la
suppression de la ponctuation concourent à donner sa fluidité.
- la brièveté
des vers de 7 syllabes, l'alternance des même rimes claires
("ciel") et graves ("pas"), les nombreuses répétitions
(assonances, allitérations, reprise de termes) vont dans le
même sens.
b. dans le langage et les images:
- l'image, traditionnelle et médiévale, des v.3-4 évoque
une "belle" enfermée dans une tour d'où son
amant cherche à la délivrer au péril de sa vie
(cf. v.6-7).
- au v.18, l'auteur intègre tout naturellement au poème
un proverbe: "Qui vivra verra".
- l'image des "blés"
menacés par la grêle (v.21), qu'il faut rentrer à
la hâte en faisant taire toute inimitié, est empruntée
à l'expérience séculaire des communautés
rurales.
- Aragon est également
séduit par la beauté des grands symboles chrétiens,
tel le sang du Christ et des martyrs (v.51-54).
- le grillon (v.60) est le
symbole populaire de la paix du foyer qui sera un jour restauré.
Conclusion:
- ce poème nous touche par son affirmation exemplaire de l'unité
nationale, à une époque où les Français
étaient plus divisés que jamais.
- poète situé jusque là dans l'avant-gardisme
littéraire, Aragon retrouve ici les sources de la tradition
nationale, à la fois médiévale et populaire.