Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER. La baignade.

Le Grand Meaulnes.

TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER. La baignade

la moitié du visage en même temps que la bouche et aspiraient âcrement par le nez une eau qui leur
semblait brûlante, d'autres enfin pour toutes ces raisons à la fois... N'importe! il nous semblait, sur ces
bords arides du Cher, que toute la fraîcheur terrestre était enclose en ce lieu. Et maintenant encore, au
seul mot de fontaine, prononcé n'importe où, c'est à celle-là, pendant longtemps, que je pense.

Le retour se fit à la brune, avec insouciance d'abord, comme l'aller. Le chemin de Grand'Fons, qui
remontait vers la route, était un ruisseau l'hiver et, l'été, un ravin impraticable, coupé de trous et de
grosses racines, qui montait dans l'ombre entre de grandes haies d'arbres. Une partie des baigneurs s'y
engagea par jeu. Mais nous suivîmes, avec M. Seurel, Jasmin et plusieurs camarades, un sentier doux et
sablonneux, parallèle à celui-là, qui longeait la terre voisine. Nous entendions causer et rire les autres,
près de nous, au-dessous de nous, invisibles dans l'ombre, tandis que Delouche racontait ses histoires
d'homme... Au faîte des arbres de la grande haie grésillaient les insectes du soir qu'on voyait, sur le clair
du ciel, remuer tout autour de la dentelle des feuillages. Parfois il en dégringolait un, brusquement, dont
le bourdonnement grinçait tout à coup. - Beau soir d'été calme!... Retour, sans espoir mais sans désir,
d'une pauvre partie de campagne...
Ce fut encore Jasmin, sans le vouloir, qui vint troubler cette quiétude...

Au moment où nous arrivions au sommet de la côte, à l'endroit où il reste deux grosse vieilles pierres
qu'on dit être les vestiges d'un château fort, il en vint à parler des domaines qu'il avait visités et
spécialement d'un domaine à demi abandonné aux environs du Vieux-Nançay: le domaine des
Sablonnières. Avec cet accent de l'Allier qui arrondit vaniteusement certains mots et abrège avec
précosité les autres, il racontait avoir vu quelques années auparavant, dans la chapelle en ruine de cette
vieille propriété, une pierre tombale sur laquelle étaient gravés ces mots:

Ci-gît le chevalier Galois Fidèle à son Dieu, à son Roi, à sa Belle

"Ah! Bah! Tiens!" disait M. Seurel, avec un léger haussement d'épaules, un peu gêné du ton que prenait
la conversation, mais désireux cependant de nous laisser parler comme des hommes.

Alors Jasmin continua de décrire ce château, comme s'il y avait passé sa vie.

Plusieurs fois, en revenant du Vieux-Nançay, Dumas et lui avaient été intrigués par la vieille tourelle
grise qu'on apercevait au-dessus des sapins. Il y avait là, au milieu des bois, tout un dédale de bâtiments
ruinés que l'on pouvait visiter en l'absence des maîtres. Un jour, un garde de l'endroit, qu'ils avaient fait
monter dans leur voiture, les avait conduits dans le domaine étrange. Mais depuis lors on avait fait tout
abattre; il ne restait plus guère, disait-on, que la ferme et une petite maison de plaisance. Les habitants
étaient toujours les mêmes: un vieil officier retraité, demi-ruiné, et sa fille.

Il parlait... Il parlait... J'écoutai attentivement, sentant sans m'en rendre compte qu'il s'agissait là d'une
chose bien connue de moi, lorsque soudain, tout simplement, comme se font les choses extraordinaires,
Jasmin se tourna vers moi et, me touchant le bras, frappé d'une idée qui ne lui était jamais venue:

éTiens, mais, j'y pense, dit-il, c'est là que Meaulnes - tu sais, le grand Meaulnes? - avait dû aller.

"Mais oui, ajouta-t-il, car je ne répondais pas, et je me rappelle que le garde parlait du fils de la maison,
un excentrique, qui avait des idées extraordinaires..."

Je ne l'écoutais plus, persuadé dès le début qu'il avait deviné juste et que devant moi, loin de Meaulnes,
loin de tout espoir, venait de s'ouvrir, net et facile comme une route familière, le chemin du Domaine

sans nom.

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