Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
TROISIÈME PARTIE

CHAPITRE XV. Le secret (fin ).

Le Grand Meaulnes.

CHAPITRE XVI. Le secret (fin ). ( Epilogue )

gaillard barbu habillé comme un chasseur ou un braconnier. Au lieu de venir me trouver là où les autres
savaient que j'étais toujours, à l'heure de nos rendez-vous, il gagna directement la porte d'entrée.

"Bon! pensai-je; c'est quelqu'un de leurs amis qu'ils auront convié sans me le dire et ils l'auront envoyé
en éclaireur".

L'homme fit jouer doucement, sans bruit, le loquet de la porte. Mais je l'avais refermée, aussitôt sorti. Il
fit de même à l'entrée de la cuisine. Puis, hésitant un instant, il tourna vers moi, éclairée par le demi-jour,
sa figure inquiète. Et c'est alors seulement que je reconnus le grand Meaulnes.

Un long moment je restai là, effrayé, désespéré, repris soudain par toute la douleur qu'avait réveillée son
retour. Il avait disparu derrière la maison, en avait fait le tour, et il revenait, hésitant.

Alors je m'avançai vers lui, et sans rien dire, je l'embrassai en sanglotant. Tout de suite, il comprit:

"Ah! dit-il d'une voix brève, elle est morte, n'est-ce pas?"

Et il resta là, debout, sourd, immobile et terrible. Je le pris par le bras et doucement je l'entraînai vers la
maison. Il faisait jour maintenant. Tout de suite, pour que le plus dur fût accompli, je lui fis monter
l'escalier qui menait vers la chambre de la morte. Sitôt entré; il tomba à deux genoux devant le lit et,
longtemps, resta la tête enfouie dans ses deux bras.

Il se releva enfin, les yeux égarés, titubant, ne sachant où il était. Et, toujours le guidant par le bras,
j'ouvris la porte qui faisait communiquer cette chambre avec celle de la petite fille. Elle s'était éveillée
toute seule - pendant que sa nourice était en bas - et, délibérément, s'était assise dans son berceau. On
voyait tout juste sa tête étonnée, tournée vers nous.

"Voici ta fille", dis-je.

Il eut un sursaut et me regarda.

Puis il la saisit et l'enleva dans ses bras. Il ne put pas bien la voir d'abord, parce qu'il pleurait. Alors, pour
détourner un peu ce grand attendrissement et ce flot de larmes, tout en la tenant très serrée contre lui,
assise sur son bras droit, il tourna vers moi sa tête baissée et me dit:

"Je les ai ramenés, les deux autres... Tu iras les voir dans leur maison".

Et en effet, au début de la matinée, lorsque je m'en allai, tout pensif et presque heureux vers la maison de
Frantz, qu'Yvonne de Galais m'avait jadis montrée déserte, j'aperçus de loin une manière de jeune
ménagère en collerette, qui balayait le pas de sa porte, objet de curiosité et d'enthousiasme pour plusieurs
petits vachers endimanchés qui s'en allaient à la messe...

Cependant la petite fille commençait à s'ennuyer d'être serrée ainsi, et comme Augustin, la tête penchée
de côté pour cacher et arrêter ses larmes continuait à ne pas la regarder, elle lui flanqua une grande tape
de sa petite main sur sa bouche barbue et mouillée.

Cette fois le père leva bien haut sa fille, la fit sauter au bout de ses bras et la regarda avec une espèce de
rire. Satisfaite, elle battit des mains...

Je m'étais légèrement reculé pour mieux les voir. Un peu déçu et pourtant émerveillé, je comprenais que
la petite fille avait enfin trouvé là le compagnon qu'elle attendait obscurément. La seule joie que m'eût laissée le grand Meaulnes, je sentais bien qu'il était revenu pour me la prendre. Et déjà je l'imaginais, la nuit, enveloppant sa fille dans un manteau, et partant avec elle pour de nouvelles aventures.

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