Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
DEUXIEME PARTIE

CHAPITRE XII. Les trois lettres de Meaulnes.

Le Grand Meaulnes.

tout de suite, monte depuis ce temps.

"Tous les soirs j'allais m'asseoir sur ce banc, guettant, réfléchissant, espérant malgré tout.

"Hier après dîner, la nuit était noire et étouffante. Des gens causaient sur le trottoir, sous les arbres.
Au-dessus des noirs feuillages, verdis par les lumières, les appartements des seconds, des troisièmes
étages étaient éclairés. Çà et là, une fenêtre que l'été avait ouverte toute grande... On voyait la lampe
allumée sur la table, refoulant à peine autour d'elle la chaude obscurité de juin; on voyait presque
jusqu'au fond de la pièce... Ah! si la fenêtre noire d'Yvonne de Galais s'était allumée aussi, j'aurais osé, je
crois, monter l'escalier, frapper, entrer...

"La jeune fille de qui je t'ai parlé était là encore, attendant comme moi. Je pensai qu'elle devait connaître
la maison et je l'interrogeai:

" - Je sais, a-t-elle dit, qu'autrefois, dans cette maison, une jeune fille et son frère venaient passer les
vacances. Mais j'ai appris que le frère avait fui le château de ses parents sans qu'on puisse jamais le
retrouver, et le jeune fille s'est mariée. C'est ce qui vous explique que l'appartement soit fermé".

"Je suis parti. Au bout de dix pas mes pieds butaient sur le trottoir et je manquais tomber. La nuit - c'était
la nuit dernière - lorsqu'enfin les enfants et les femmes se sont tus, dans les cours, pour me laisser dormir,
j'ai commencé d'entendre rouler les fiacres dans la rue. Ils ne passaient que loin en loin. Mais quand l'un
était passé, malgré moi, j'attendais l'autre: le grelot, les pas du cheval qui claquaient sur l'asphalte... Et
cela répétait: c'est la ville déserte, ton amour perdu, la nuit interminable, l'été, la fièvre...

"Seurel, mon ami, je suis dans une grande détresse.

Augustin"

Lettres de peu de confidence quoi qu'il paraisse! Meaulnes ne me disait ni pourquoi il était resté si
longtemps silencieux, ni ce qu'il comptait faire maintenant. J'eus l'impression qu'il rompait avec moi,
parce que son aventure était finie, comme il rompait avec son passé. J'eus beau lui écrire, en effet, je ne
reçus plus de réponse. Un mot de félicitations seulement, lorsque j'obtins mon Brevet Simple. En
septembre je sus par un camarade d'école qu'il était venu en vacances chez sa mère à La Ferté-d'Angillon.
Mais nous dûmes, cette année là, invités par mon oncle Florentin du Vieux-Nançay, passer chez lui les
vacances. Et Meaulnes repartit pour Paris sans que j'eusse pu le voir.

A la rentrée, exactement vers la fin de novembre, tandis que je m'étais remis avec une morne ardeur à
préparer le Brevet Supérieur, dans l'espoir d'être nommé instituteur l'année suivante, sans passer par
l'Ecole Normale de Bourges, je reçus la dernière des trois lettres que j'aie jamais reçues d'Augustin:

"Je passe encore sous cette fenêtre, écrivait-il. J'attends encore, sans le moindre espoir, par folie. A la fin
de ces froids dimanches d'automne, au moment où il va faire nuit, je ne puis me décider à rentrer, à
fermer les volets de ma chambre, sans être retourné là-bas, dans la rue gelée.

"Je suis comme cette folle de Sainte-Agathe qui sortait à chaque minute sur le pas de la porte et regardait,
la main sur les yeux, du côté de La Gare, pour voir si son fils qui était mort ne venait pas.

"Assis sur le banc, grelottant, misérable, je me plais à imaginer que quelqu'un va me prendre doucement
par le bras... Je me retournerais. Ce serait-elle. "Je me suis un peu attardée", dirait-elle simplement. Et
toute peine et toute démence s'évanouissent. Nous entrons dans notre maison. Ses fourrures sont toutes glacées, sa voilette mouillée; elle apporte avec elle le goût de brume du dehors; et tandis qu'elle
s'approche du feu, je vois ses cheveux blonds givrés, son beau profil au dessin si doux penché vers la
flamme...

"Hélas! la vitre reste blanchie par le rideau qui est derrière. Et la jeune fille du Domaine perdu
l'ouvrirait-elle, que je n'ai maintenant plus rien à lui dire.

"Notre aventure est finie. L'hiver de cette année est mort comme la tombe. Peut-être quand nous
mourrons, peut-être la mort seule nous donnera la clef et la suite et la fin de cette aventure manquée.

"Seurel, je te demandais l'autre jour de penser à moi. Maintenant, au contraire, il vaut mieux m'oublier. Il
vaudrait mieux tout oublier.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

A.M."

Et ce fut un nouvel hiver, aussi mort que le précédent avait été vivant d'une mystérieuse vie: la place de
l'église sans bohémiens; la cour d'école que les gamins désertaient à quatre heures... la salle de classe où
j'étudiais seul et sans goût... En février, pour la première fois de l'hiver, la neige tomba, ensevelissant
définitivement notre roman d'aventures de l'an passé, brouillant toute piste, effaçant les dernières traces.
Et je m'efforçai, comme Meaulnes me l'avait demandé dans sa lettre, de tout oublier.

< page précédente | 68 | page suivante >
Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes