Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE III. Le Bohémien à l'école.

Le Grand Meaulnes.

DEUXIÈME PARTIE

regardâmes, au haut du bourg, sur les Quatre-Routes, le cortège d'un enterrement venu du fond de la
campagne. Le cercueil, amené dans une charrette à boeufs, était déchargé et posé sur une dalle, au pied
de la grande croix où le boucher avait aperçu naguère les sentinelles du bohémien! Où était-il
maintenant, le jeune capitaine qui si bien menait l'abordage?... Le curé et les chantres vinrent comme
c'était l'usage au-devant du cercueil posé là, et les tristes chants arrivaient jusqu'à nous. Ce serait là, nous
le savions, le seul spectacle de la journée, qui s'écoulerait tout entière comme une eau jaunie dans un
caniveau.

"Et maintenant, dit Meaulnes soudain, je vais préparer mon bagage. Apprends-le, Seurel: j'ai écrit à ma
mère jeudi dernier, pour lui demander de finir mes études à Paris. C'est aujourd'hui que je pars".

Il continuait à regarder vers le bourg, les mains appuyées aux barreaux, à la hauteur de sa tête. Inutile de
demander si sa mère, qui était riche et lui passait toutes ses volontés, lui avait passé celle-là. Inutile aussi
de demander pourquoi soudainement il désirait s'en aller à Paris!...

Mais il y avait en lui, certainement, le regret et la crainte de quitter ce cher pays de Sainte-Agathe d'où il
était parti pour son aventure. Quant à moi, je sentais monter une désolation violente que je n'avais pas
sentie d'abord.

"Pâques approche! dit-il pour m'expliquer, avec un soupir.

- Dès que tu l'auras trouvée là-bas, tu m'écriras, n'est-ce pas? demandai-je.

- C'est promis, bien sûr. N'es-tu pas mon compagnon et mon frère?..."

Et il me posa la main sur l'épaule.

Peu à peu je comprenais que c'était bien fini, puisqu'il voulait terminer ses études à Paris; jamais plus je
n'aurais avec moi mon grand camarade.

Il n'y avait d'espoir, pour nous réunir, qu'en cette maison de Paris où devait se retrouver la trace de
l'aventure perdue... Mais de voir Meaulnes lui-même si triste, quel pauvre espoir c'était là pour moi!

Mes parents furent avertis: M. Seurel se montra très étonné, mais se rendit bien vite aux raisons
d'Augustin; Millie, femme d'intérieur, se désola surtout à la pensée que la mère de Meaulnes verrait notre
maison dans un désordre inaccoutumé... La malle, hélas! fut bientôt faite. Nous cherchâmes sous
l'escalier ses souliers des dimanches; dans l'armoire, un peu de linge; puis ses papiers et ses livres d'école
- tout ce qu'un jeune homme de dix-huit ans possède au monde.

A midi, Mme Meaulnes arrivait avec sa voiture. Elle déjeuna au café Daniel en compagnie d'Augustin, et
l'emmena sans donner presque aucune explication, dès que le cheval fut affené et attelé. Sur le seuil, nous
leur dîmes au revoir; et la voiture disparut au tournant des Quatre-Routes.

Millie frotta ses souliers devant la porte et rentra dans la froide salle à manger, remettre en ordre ce qui
avait été dérangé. Quant à moi, je me trouvai, pour la première fois depuis de longs mois, seul en face
d'une longue soirée de jeudi - avec l'impression que, dans cette vieille voiture, mon adolescence venait de
s'en aller pour toujours.

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