Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE VIII. Les gendarmes

Le Grand Meaulnes.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE VIII. Les gendarmes

avait-il fait ce mouvement et poussé ce cri, que le jeune homme rentrait dans la roulotte, après nous avoir
jeté un coup d'oeil d'entente et nous avoir souri, avec une vague tristesse, comme il souriait d'ordinaire.

"Et l'autre! disait Meaulnes avec fièvre, comment ne l'ai-je pas reconnu tout de suite! C'est le pierrot de la
fête, là-bas..."

Et il descendit les gradins pour aller vers lui. Mais déjà Ganache avait coupé toutes les communications
avec la piste; un à un il éteignait les quatre quinquets du cirque, et nous étions obligés de suivre la foule
qui s'écoulait très lentement, canalisée entre les bancs parallèles, dans l'ombre où nous piétinions
d'impatience.

Dès qu'il fut dehors enfin, le grand Meaulnes se précipita vers la roulotte, escalada le marchepied, frappa
à la porte, mais tout était clos déjà. Déjà sans doute, dans la voiture à rideaux, comme dans celle du
poney, de la chèvre et des oiseaux savants, tout le monde était rentré et commençait à dormir.

CHAPITRE VIII. Les gendarmes!


Il nous fallut rejoindre la troupe de messieurs et de dames qui revenaient vers le Cours Superieur, par les
rues obscures. Cette fois nous comprenions tout. Cette grande silhouette blanche que Meaulnes avait vue,
le dernier soir de la fête, filer entre les arbres, c'était Ganache, qui avait recueilli le fiancé désespéré et
s'était enfui avec lui. L'autre avait accepté cette existence sauvage, pleine de risques, de jeux et
d'aventures. Il lui avait semblé recommencer son enfance...

Frantz de Galais nous avait jusqu'ici caché son nom et il avait feint d'ignorer le chemin du Domaine, par
peur sans doute d'être forcé de rentrer chez ses parents; mais pourqoui, ce soir-là, lui avait-il plu soudain
de se faire connaître à nous et de nous laisser deviner la vérité tout entière?...

Que de projets le grand Meaulnes ne fit-il pas, tandis que la troupe des spectateurs s'écoulait lentement à
travers le bourg. Il décida que, dès le lendemain matin, qui était un jeudi, il irait trouver Frantz. Et, tous
les deux, ils partiraient pour là-bas! Quel voyage sur la route mouillée! Frantz expliquerait tout; tout
s'arrangeait, et la merveilleuse aventure allait reprendre là où elle s'était interrompue...

Quant à moi je marchais dans l'obscurité avec un gonflement de coeur indéfinissable. Tout se mêlait pour
contribuer à ma joie, depuis le faible plaisir que donnait l'attente du jeudi jusqu'à la très grande
découverte que nous venions de faire, jusqu'à la très grande chance qui nous était échue. Et je me
souviens que, dans ma soudaine générosité de coeur, je m'approchai de la plus laide des filles du notaire à
qui l'on m'imposait parfois le supplice d'offrir mon bras, et spontanément je lui donnai la main.

Amers souvenirs! Vains espoirs écrasés!

Le lendemain, dès huit heures, lorsque nous débouchâmes tous les deux sur la place de l'église, avec nos
souliers bien cirés, nos plaques de ceinturons bien astiguées et nos casquettes neuves, Meaulnes, qui
jusque-là se retenait de sourire en me regardant, poussa un cri et s'élança vers la place vide... Sur
l'emplacementde la baraque et des voitures, il n'y avait plus qu'un pot cassé et des chiffons. Les
bohémiens étaient partis...

Un petit vent qui nous parut glacé soufflait. Il me semblait qu'à chaque pas nous allions buter sur le sol
caillouteux et dur de la place et que nous allions tomber. Meaulnes, affolé, fit deux fois le mouvement de
s'élancer, d'abord sur la route du Vieux-Nancay, puis sur la route de Saint-Loup-des-Bois. Il mit sa main
au-dessus de ses yeux, espérant un unstant que nos gens venaient seulement de partir. Mais que faire?

Dix traces de voitures s'embrouillaient sur la place, puis s'effaçaient sur la route dure. Il fallut rester là,
inertes.

Et tandis que nous revenions, à travers le village où la matinée du jeudi commençait, quatre gendarmes à
cheval, avertis par Delouche la veille au soir, débouchèrent au galop sur la place et s'éparpillèrent à
travers les rues pour garder toutes les issues, comme des dragons qui font la reconnaissance d'un village...
Mais il était trop tard. Ganache, le voleur de poulets, avait fuit avec son compagnon. Les gendarmes ne
retrouvèrent personne, ni lui, ni ceux-là qui chargeaient dans des voitures les chapons qu'il étranglait.
Prévenu à temps par le mot imprudent de Jasmin, Frantz avait dû comprendre soudain de quel métier son
compagnon et lui vivaient, quand la caisse de la roulotte était vide; plein de honte et de fureur, il avait
arrêté aussi-tôt un intinéraire et décidé de prendre du champ avant l'arrivée des gendarmes. Mais, ne
craignant plus désormais qu'on tentât de le ramener au domaine de son père, il avait voulu se montrer à
nous sans bandage, avant de disparaître.

Un seul point resta toujours obscur: comment Ganache avait-il pu à la fois dévaliser les basses-cours et
quérir la bonne soeur pour la fièvre de son ami? Mais n'était-ce pas là toute l'histoire du pauvre diable?
Voleur et chemineau d'un côté, bonne créature de l'autre...

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