Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE III. Le Bohémien à l'école.

Le Grand Meaulnes.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE VI. Une dispute dans la coulisse.

docilement mettait ses pieds sur quatre verres, puis sur deux, puis sur un seul. C'était Ganache qui la
commandait doucement, à petits coups de baguette, en regardant vers nous d'un air inquiet, la bouche
ouverte les yeux morts.

Assis sur un tabouret près de deux autres quinquets, à l'endroit où la piste communiquait avec la roulotte
nous reconnûmes, en fin maillot noir, front bandé le meneur de jeu, notre ami.

A peine étions-nous assis que bondissait sur la piste un poney tout harnaché à qui le jeune personnage
blessé fit faire plusieurs tours, et qui s'arrêtait toujours devant l'un de nous lorsqu'il fallait désigner la
personne la plus aimable ou la plus brave de la société; mais toujours devant Mme Pignot lorsqu'il
s'agissait de découvrir la plus menteuse, la plus avare ou "la plus amoureuse..." Et c'étaient autour d'elle
des rires, de cris et des coin-coin, comme dans un troupeau d'oies que pourchasse un épagneul!...

A l'entracte, le meneur de jeu vint s'entretenir un instant avec M. Seurel, qui n'eût pas été plus fier d'avoir
parlé à Talma ou à Léotard; et nous, nous écoutions avec un intérêt passionné tout ce qu'il disait:
de sa blessure - refermée; de ce spectacle - préparé durant les longues journées d'hiver; de leur départ -
qui ne serait pas avant la fin du mois, car ils pensaient donner jusque-là des représentations variées et
nouvelles.

Le spectacle devait se terminer par une grande pantomime.

Vers la fin de l'entracte, notre ami nous quitta, et, pour regagner l'entrée de la roulotte, fut obligé de
traverser un groupe qui avait envahi la piste et au milieu duquel nous aperçûmes soudain Jasmin
Delouche. Les femmes et les filles s'écartèrent. Ce costume noir, cet air blessé, étrange et brave, les
avaient toutes séduites. Quant à Jasmin, qui paraissait revenir à cet instant d'un voyage, et qui
s'entretenait à voix basse mais animée avec Mme Pignot, il était évident qu'une cordelière, un col bas et
des pantalons-éléphant eussent fait plus sûrement sa conquête... Il se tenait les pouces au revers de son
veston, dans une attitude à la fois très fate et très gênée. Au passage du bohémien, dans un mouvement de
dépit, il dit à haute voix à Mme Pignot quelque chose que je n'entendis pas, mais certainement une injure,
un mot provocant à l'adresse de notre ami. Ce devait être une menace grave et inattendue, car le jeune
homme ne put s'empêcher de se retourner et de regarder l'autre, qui, pour ne pas perdre contenance,
ricanait, poussait ses voisins du coude, comme pour les mettre de son côté... Tout ceci se passa d'ailleurs
en quelques secondes. Je fus sans doute le seul de mon banc à m'en apercevoir.

Le meneur de jeu rejoignit son compagnon derrière le rideau qui masquait l'entrée de la roulotte. Chacun
regagna sa place sur les gradins, croyant que la deuxième partie du spectacle allait aussitôt commencer,
et un grand silence s'établit. Alors, derrière le rideau, tandis que s'apaisaient les dernières conversations à
voix basse, un bruit de dispute monta. Nous n'entendions pas ce qui était dit, mais nous reconnûmes les
deux voix, celle du grand gars et celle du jeune homme - la première qui expliquait qui se justifiait,
l'autre qui gourmandait, avec indignation et tristesse à la fois:

"Mais malheureux! disait celle-ci, pourquoi ne m'avoir pas dit..."

Et nous ne distinguions pas la suite, bien que tout le monde prêtât l'oreille. Puis tout se tut soudainement.
L'altercation se poursuivit à voix basse; et les gamins des hauts gradins commencèrent à crier:

"Les lampions, le rideau!"

et à frapper du pied.

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Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes