Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE III. Le Bohémien à l'école.

Le Grand Meaulnes.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE III. Le Bohémien à l'école.

C'est un malin, dit-il entre ses dents, les mains dans les poches. Venir ici, dès ce matin, c'était le seul
moyen de n'être pas soupçonné.
Et . Seurel s'y est laissé prendre!"

Il resta là un long moment, sa tête rase au vent, à maugréer contre ce comédien qui allait faire assommer
tous ces gars dont il avait été peu de temps auparavant le capitaine. Et, enfant paisible que j'étais, je ne
manquais pas de l'approuver.

Partout, dans tous les coins, en l'absence du maître, se poursuivait la lutte: les plus petits avaient fini par
grimper les uns sur les autres; ils couraient et culbutaient avant même d'avoir reçu le choc de
l'adversaire... Bientôt il ne resta plus debout, au milieu de la cour, qu'un groupe acharné et tourbillonnant
d'où surgissait par moments le bandeau blanc du nouveau chef.

Alors le grand Meaulnes ne sut plus résister. Il baissa la tête, mit ses mains sur ces cuisses et me cria:

"Allons-y, François!"

Surpris par cette décision soudaine, je sautai pourtant sans hésiter sur ses épaules et en une seconde nous
étions au fort de la mêlée, tandis que la plupart des combattants, éperdus, fuyaient en criant:

"Voilà Meaulnes! Voilà le grand Meaulnes!"

Au milieu de ceux qui restaient il se mit à tourner sur lui-même en me disant:

"Etends les bras: empoigne-les comme j'ai fait cette nuit".

Et moi, grisé par la bataille, certain du triomphe, j'agrippais au passage les gamins qui se débattaient,
oscillaient un instant sur les épaules des grands et tombaient dans la boue. En moins de rien il ne resta
debout que le nouveau venu monté sur Delage; mais celui-ci, peu désireux d'engager la lutte avec
Augustin, d'un violent coup de reins en arrière se redressa et fit descendre le cavalier blanc.

La main à l'épaule de sa monture, comme un capitaine tient le mors de son cheval, le jeune garçon debout
par terre regarda le grand Meaulnes avec un peu de saisissement et une immense admiration:

"A la bonne heure!" dit-il.

Mais aussitôt la cloche sonna, dispersant les élèves qui s'étaient rassemblés autour de nous dans l'attente
d'une scène curieuse. Et Meaulnes, dépité de n'avoir pu jeter à terre son ennemi, tourna le dos en disant,
avec mauvaise humeur:

"Ce sera pour une autre fois!"

Jusqu'à midi la classe continua comme à l'approche des vacances, mêlée d'intermèdes amusants et de
conversations dont l'écolier-comédien était le centre.

Il expliquait comment, immobilisés par le froid sur la place, ne songeant pas même à organiser des
représentations nocturnes, où personne ne viendrait, ils avaient décidé que lui-même irait au cours pour
se distraire pendant la journée, tandis que son compagnon soignerait les oiseaux des Iles et la chèvre
savante. Puis il racontait leurs voyages dans le pays environnant, alors que l'averse tombe sur le mauvais
toit de zinc de la voiture et qu'il faut descendre aux côtes pour pousser à la roue. Les élèves du fond
quittaient leur table pour venir écouter de plus près. Les moins romanesques profitaient de cette occasion pour se chauffer autour du poêle. Mais bientôt la curiosité les gagnait et ils se rapprochaient du groupe
bavard en tendant l'oreille, laissant une main posée sur le couvercle du poêle pour y garder leur place.

"Et de quoi vivez-vous?" demanda M. Seurel, qui suivait tout cela avec sa curiosité un peu puérile de
maître d'école et qui posait une foule de questions.

Le garçon hésita un instant, comme si jamais il ne s'était inquiété de ce détail.

"Mais, répondit-il, de ce que nous avons gagné l'automne précédent, je pense. C'est Ganache qui règle les
comptes".

Personne ne lui demanda qui était Ganache. Mais moi je pensai au grand diable qui, traîtreusement, la
veille au soir, avait attaqué Meaulnes par derrière et l'avait renversé..
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