Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER. Le Grand Jeu.

Le Grand Meaulnes.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE II. Nous tombons dans une embuscade.

Il ne touchait pas Meaulnes: il regardait manoeuvrer ses soldats qui avaient fort à faire et qui, traînés
dans la neige, déguenillés du haut en bas, s'acharnaient contre le grand gars essoufflé. Deux d'entre eux
s'étaient occupés de moi, m'avaient immobilisé avec peine, car je me débattais comme un diable. J'étais
par terre, les genoux pliés, assis sur les talons; on me tenait les bras joints par derrière, et je regardais la
scène avec une intense curiosité mêlée d'effroi.

Meaulnes s'était débarrassé de quatre garçons du Cours qu'il avait dégrafés de sa blouse en tournant
vivement sur lui-même et en les jetant à toute volée dans la neige... Bien droit sur ses deux jambes, le
personnage inconnu suivait avec intérêt, mais très calme, la bataille, répétant de temps à autre d'une voix
nette:

"Allez... Courage... Revnez-y... Go on my boys..."

C'était évidemment lui qui commandait... D'où venait-il? Où et comment les avait-il entraînés à la
bataille! Voilà qui restait un mystère pour nous. Il avait, comme les autres, le visage enveloppé dans un
cache-nez, mais lorsque Meaulnes, débarrassé de ses adversaires, s'avança vers lui, menaçant, le
mouvement qu'il fit pour y voir bien clair et faire face à la situation découvrit un morceau de linge blanc
qui lui enveloppait la tête à la façon d'un bandage.

C'est à ce moment que je criai à Meaulnes:

"Prends garde par derrière! Il y en a un autre".

Il n'eut pas le temps de se retourner que, de la barrière à laquelle il tournait le dos, un grand diable avait
surgi et, passant habilement son cache-nez autour du cou de mon ami, le renversait en arrière. Aussitôt
les quatre adversaires de Meaulnes qui avaient piqué le nez dans la neige revenaient à la charge pour lui
immobiliser bras et jambes, lui liaient les bras avec une corde, les jambes avec un cache-nez, et le jeune
personnage à la tête bandée fouillait dans ses poches... Le dernier venu, l'homme au lasso, avait allumé
une petite bougie qu'il protégeait de la main, et chaque fois qu'il découvrait un papier nouveau, le chef
allait auprès de ce lumignon examiner ce qu'il contenait. Il déplia enfin cette espèce de carte couverte
d'inscriptions à laquelle Meaulnes travaillait depuis son retour et s'écria avec joie:

"Cette fois nous l'avons. Voilà le plan! Voilà le guide! Nous allons voir si ce monsieur est bien allé où je
l'imagine..."

Son acolyte éteignit la bougie. Chacun ramassa sa casquette ou sa ceinture. Et tous disparurent
silencieusement comme ils étaient venus, me laissant libre de délier en hâte mon compagnon.

"Il n'ira pas très loin avec ce plan-là", dit Meaulnes en se levant.

Et nous repartîmes lentement, car il boitait un peu. Nous retrouvâmes sur le chemin de l'église M. Seurel
et le père Pasquier:

"Vous n'avez rien vu? dirent-ils... Nous non plus!"

Grâce à la nuit profonde ils ne s'aperçurent de rien. Le boucher nous quitta et M. Seurel rentra bien vite
se coucher.

Mais nous deux, dans notre chambre, à la lueur de la lampe que Millie nous avait laissée, nous restâmes longtemps à rafistoler nos blouses décousues, discutant à voix basse sur ce qui nous était arrivé, comme
deux compagnons d'armes le soir d'une bataille perdue...

< page précédente | 46 | page suivante >
Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes