Le Grand Meaulnes.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER.
Le Grand Jeu.
Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilité
où nous étions de mener à bien de longues
recherches nous empêchèrent, Meaulnes et moi de reparler
du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne
pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves
journées de février, ces jeudis sillonnés de
bourrasques, qui finissaient régulièrement vers cinq
heures par une morne pluie glacée.
Rien ne nous rappellait
l'aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que depuis l'après-midi
de son retour
nous n'avions plus d'amis. Aux récréations, les mêmes
jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne
parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soirs, aussitôt la
classe balayée, la cour se vidait comme au
temps où j'étais seul, et je voyais errer mon compagnon,
du jardin au hangar et de la cour à la salle à
manger.
Les jeudis matins,
chacun de nous installé sur le bureau d'une des deux salles
de classe, nous lisions
Rousseau et Paul-Louis Courier que nous avions dénichés
dans les placards, entre des méthodes d'anglais
et des cahiers de musique finement recopiés. L'après-midi,
c'était quelque visite qui nous faisait fuir
l'appartement; et nous regagnions l'école... Nous entendions
parfois des groupes de grands élèves qui
s'arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail,
le heurtaient en jouant à des jeux
militaires incompréhensibles et puis s'en allaient... Cette
triste vie se poursuivit jusqu'à la fin de février.
Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié,
lorsqu'une aventure, plus étrange que les autres,
vint me prouver que je m'étais trompé et qu'une crise
violente se préparait sous la surface morne de cette
vie d'hiver.
Ce fut justement un
jeudi soir, vers la fin du mois, que la première nouvelle du
Domaine étrange, la
première vague de cette aventure dont nous ne reparlions pas
arriva jusqu') nous. Nous étions en pleine
veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec
nous Millie et mon père, qui ne se
doutaient nullement de la sourde fâcherie par quoi toute la
classe était divisée en deux clans.
A huit heures, Millie
qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les miettes du repas fit:
"Ah!"
d'une voix si claire
que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait sur le seuil
une couche de
neige... Comme il faisait très sombre, je m'avançai
de quelques pas dans la cour pour voir si la couche
était profonde. Je sentis des flocons légers qui me
glissaient sur la figure et fondaient aussitôt. On me fit
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Alain-Fournier
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