Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
DEUXIEME PARTIE
CHAPITRE PREMIER. Le Grand Jeu.

Le Grand Meaulnes.

DEUXIÈME PARTIE

CHAPITRE PREMIER. Le Grand Jeu.


Le grand vent et le froid, la pluie ou la neige, l'impossibilité où nous étions de mener à bien de longues
recherches nous empêchèrent, Meaulnes et moi de reparler du Pays perdu avant la fin de l'hiver. Nous ne
pouvions rien commencer de sérieux, durant ces brèves journées de février, ces jeudis sillonnés de
bourrasques, qui finissaient régulièrement vers cinq heures par une morne pluie glacée.

Rien ne nous rappellait l'aventure de Meaulnes sinon ce fait étrange que depuis l'après-midi de son retour
nous n'avions plus d'amis. Aux récréations, les mêmes jeux qu'autrefois s'organisaient, mais Jasmin ne
parlait jamais plus au grand Meaulnes. Le soirs, aussitôt la classe balayée, la cour se vidait comme au
temps où j'étais seul, et je voyais errer mon compagnon, du jardin au hangar et de la cour à la salle à
manger.

Les jeudis matins, chacun de nous installé sur le bureau d'une des deux salles de classe, nous lisions
Rousseau et Paul-Louis Courier que nous avions dénichés dans les placards, entre des méthodes d'anglais
et des cahiers de musique finement recopiés. L'après-midi, c'était quelque visite qui nous faisait fuir
l'appartement; et nous regagnions l'école... Nous entendions parfois des groupes de grands élèves qui
s'arrêtaient un instant, comme par hasard, devant le grand portail, le heurtaient en jouant à des jeux
militaires incompréhensibles et puis s'en allaient... Cette triste vie se poursuivit jusqu'à la fin de février.
Je commençais à croire que Meaulnes avait tout oublié, lorsqu'une aventure, plus étrange que les autres,
vint me prouver que je m'étais trompé et qu'une crise violente se préparait sous la surface morne de cette
vie d'hiver.

Ce fut justement un jeudi soir, vers la fin du mois, que la première nouvelle du Domaine étrange, la
première vague de cette aventure dont nous ne reparlions pas arriva jusqu') nous. Nous étions en pleine
veillée. Mes grands-parents repartis, restaient seulement avec nous Millie et mon père, qui ne se
doutaient nullement de la sourde fâcherie par quoi toute la classe était divisée en deux clans.

A huit heures, Millie qui avait ouvert la porte pour jeter dehors les miettes du repas fit:

"Ah!"

d'une voix si claire que nous nous approchâmes pour regarder. Il y avait sur le seuil une couche de
neige... Comme il faisait très sombre, je m'avançai de quelques pas dans la cour pour voir si la couche
était profonde. Je sentis des flocons légers qui me glissaient sur la figure et fondaient aussitôt. On me fit


< page précédente | 42 | page suivante >

Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes