Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE VI. On frappe au carreau

Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier

Nous avions accoutumé de juger très vexante une pareille conduite. En été, ceux qu'on laissait ainsi à la
porte couraient au galop dans le jardin et parvenaient souvent à grimper par une fenêtre avant qu'on eût
pu les fermer toutes. Mais nous étions en décembre et tout était clos.
Un instant on fit au dehors des pesées sur la porte; on nous cria des injures; puis, un à un, ils tournèrent
le dos et s'en allèrent, la tête basse, en rajustant leurs cache-nez.

Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette, il n'y avait que deux balayeurs, qui déplaçaient les
tables. Je m'approchai du poêle pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentrée, tandis
qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maître et dans les pupitres. Il découvrit bientôt un
petit atlas, qu'il se mit à étudier avec passion debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tête entre
les mains.

Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais mis la main sur l'épaule et nous aurions sans doute suivi
ensemble sur la carte le trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec la petite
classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussée, et Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et
de trois autres de la campagne, surgit avec un cri de triomphe. Une des fenêtres de la petite classe était
sans doute mal fermée ils avaient dû la pousser et sauter par là.

Jasmin Delouche, encore qu'assez petit, était l'un des plus âgés du Cours Supérieur. Il était fort jaloux du
grand Meaulnes, bien qu'il se donnait comme son ami. Avant l'arrivée de notre pensionnaire, c'était lui,
Jasmin, le coq de la classe. Il avait une figure pâle, assez fade, et les cheveux pommadés. Fils unique de
la veuve Delouche, aubergiste, il faisait l'homme; il répétait avec vanité ce qu'il entendait dire aux
joueurs de billard, aux buveurs de vermouth.

A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés, cria aux gars qui se précipitaient sur le poêle,
en se bousculant:

"On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici!"

- Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu étais", répondit, sans lever la tête, Jasmin Delouche qui se
sentait appuyé par ses compagnons.

Je pense qu'Augustin était dans cet état de fatigue où la colère monte et vous surprend sans qu'on puisse
la contenir.

"Toi, dit-il, en se redressant et en fermant son livre, un peu pâle, tu vas commencer par sortir d'ici!"

L'autre ricana:

"Oh! cria-t-il. Parce que tu es resté trois jours échappé, tu crois que tu vas être le maître maintenant?"

Et, associant les autres à sa querelle:

"Ce n'est pas toi qui nous fera sortir, tu sais!"

Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les manches des blouses craquèrent et
se décousirent. Seul, Martin, un des gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:

"Tu vas te laisser!" dit-il, les narines gonflées, secouant la tête comme un bélier.

D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au milieu de la classe; puis, saisissant

< page précédente | 16 | page suivante >

Alain-Fournier - Le Grand Meaulnes