Alain Fournier
1886 - 1914

Le Grand Meaulnes -(1)
PREMIÈRE PARTIE
CHAPITRE III Je fréquentais la coutique d'un vannier

CHAPITRE IV. L'Évasion.

Le Grand Meaulnes
Alain-Fournier

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE III. "Je fréquentais la boutique d'un vannier".

Oh! alors, vous n'êtes pas revenus".

Et tous les deux, son ouvrier et lui, se prirent à rire.

L'ouvrier fit remarquer, lentement, pour dire quelque chose:

"Avec la jument de Fromentin on aurait pu aller les chercher à Vierzon.
Il y a une heure d'arrêt. C'est à quinze kilomètres. On aurait été de retour avant même que l'âne à Martin
fût attelé.

- Çà, dit l'autre, c'est une jument qui marche!...

- Et je crois bien que Fromentin la prêterait facilement".

La conversation finit là. De nouveau la boutique fut un endroit plein d'étincelles et de bruit, où chacun ne
pensa que pour soi.

Mais lorsque l'heure fut venue de partir et que je me levai pour faire signe au grand Meaulnes, il ne
m'aperçut pas d'abord. Adossé à la porte et la tête penchée, il semblait profondément absorbé par ce qui
venait d'être dit. En le voyant ainsi, perdu dans ses réflexions, regardant, comme à travers des lieus de
brouillard, ces gens paisibles qui travallaient, je pensai soudain à cette image de Robinson Crusoé
, où l'on voit l'adolescent anglais, avant son grand départ, "fréquentant la boutique d'un vannier"...

Et j'y ai souvent repensé depuis.


CHAPITRE IV. L'Évasion.


A une heure de l'après-midi, le lendemain, la classe du Cours supérieur est claire, au milieu du paysage
gelé, comme une barque sur l'Océan. On n'y sent pas la saumure ni le cambouis, comme sur un bateau de
pêche, mais les harengs grillés sur le poêle et la laine roussie de ceux qui, en rentrant, se sont chauffés de
trop près.

On a distribué, car la fin de l'année approche, les cahiers de compositions. Et, pendant que M. Seurel
écrit au tableau l'énoncé des problèmes, un silence imparfait s'établit, mêlé de conversations à voix basse,
coupé de petits cris étouffés et de phrases dont on ne dit que les premiers mots pour effrayer son voisin:

"Monsieur! Un tel me..."

M. Seurel, en copiant ses problèmes, pense à autre chose. Il se retourne de temps à autre, en regardant
tout le monde d'un air à la fois sévère et absent. Et ce remue-ménage sournois cesse complètement, une
seconde, pour reprendre ensuite, tout doucement d'abord, comme un ronronnement.

Seul, au milieu de cette agitation, je me tais. Assis au bout d'une des tables de la division des plus jeunes,
près des grandes vitres, je n'ai qu'à me redresser un peu pour apercevoir le jardin, le ruisseau dans le bas,
puis les champs.

De temps à autre, je me soulève sur la pointe des pieds et je regarde anxieusement du côté de la ferme de
la Belle-Etoile. Dès le début de la classe, je me suis aperçu que Meaulnes n'était pas rentré après la
récréation de midi. Son voisin de table a bien dû s'en apercevoir aussi. Il n'a rien dit encore, préoccupé
par sa composition. Mais, dès qu'il aura levé la tête, la nouvelle courra par toute la classe, et quelqu'un,
comme c'est l'usage, ne manquera par de crier à haute voix les premiers mots de la phrase:

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