[1880]
- [1918]
Guillaume Apollinaire
«On
ne peut pas transporter partout avec soi le cadavre de son père.»
Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky, dit Guillaume Apollinaire,
Les Peintres cubistes.
De
son vrai nom Wilhelm Apollinaris de Kostrowitsky, Guillaume Apollinaire
est né à Rome en août 1880, fils naturel d'un
officier italien, Francesco d'Aspermont, et d'Angelica Kostrowicka,
aristocrate polonaisen de 22 ans. Sa mère Angelica
qui se fait à présent appeler Olga l'entraîne
dans une vie aventureuse à travers l'Europe: son enfance
auront alors pour cadre l'Italie, pui son adolescence, la Côte
d'Azur; il fera de brillantes études aux lycées
de Monaco, puis à Cannes et àNice.
Est-ce la marque du midi solaire s'il choisit de prendre pour
nom un prénom qui évoque Apollon, maître de
la lyre et du Soleil? Avant d'opter pour Apollinaire, il a signé
ses premiers poèmes, en 1897, du pseudonyme «Guillaume
Macabre». Il a trouvé sa vocation: jugeant superflu
de poursuivre ses études, ce collectionneur de prix d'excellence
quitte le lycée sans passer le baccalauréat. À
cette époque, il se veut anarchiste et dreyfusard. De la
Seine au Rhin Apollinaire, déjà venu à Paris
pour l'Exposition internationale de 1889, s'y installe définitivement
dix ans plus tard.
La mère de
Guillaume vit à Paris avec Jules Weil, qu'elle fait passer
pour un parent. L'«oncle» s'installe quelques mois
plus tard à Stavelot, dans les Ardennes belges, où
ses prétendus neveux viennent passer d'agréables
vacances. Mais, leur mère ayant inconsidérément
dilapidé à leurs frais de séjour, ils doivent
déménager à la cloche de bois. De retour
à Paris, Olga de Kostrowitzky, pour échapper aux
recherches de ses créanciers, se fait ingénument
appeler Olga Karpov. Bientôt démasquée, elle
doit conclure un arrangement à l'amiable avec l'hôtelier
furieux.
Arrivé à Paris en 1899, Guillaume se fait recenser
à la mairie comme étranger. Pour gagner sa vie,
il occupe divers emplois gagne-pain, fait de médiocres
travaux de secrétariat et écrit des romans pornographiques
et alimentaires. Il rencontre Linda Molina da Silva et en tombe
amoureux, sans succès, ce qui sera une des constantes de
sa vie: en permanence épris, il est souvent éconduit.
Par chance, en 1901, il est engagé comme précepteur
pour enseigner le français à une jeune aristocrate,
Gabrielle de Milhau. Madame la vicomtesse, d'origine allemande,
part pour la Rhénanie, emmenant avec sa maisonnée
une jeune gouvernante anglaise, Annie Playden, dont le jeune précepteur
s'éprend. Hélas, la puritaine jeune fille ne voit
pas l'amoureux idéal en cet Italien trop empressé.
Profondément épris, il sera éconduit,
expérience qui lui inspirera quelques-uns des plus beaux
poèmes dont «la Chanson du mal-aimé»,
qui paraîtra pour la première fois en revue en 1909
puis dans Alcools (1913). Ce séjour d'un an en Allemagne
(1901-1902) sur les bords du Rhin, associée aux légendes
germaniques lui fournira les thèmes d'inspiration et le
titre de ses neuf poésies «Rhénanes»,
rassemblées dans le recueil «Alcools» en 1913.
À partir de février 1902, Guillaume parcourt l'Allemagne
et l'Autriche, puis rentre à Paris.
De retour à
Paris en 1903, pour vivre, il se fait embaucher dans une banque,
tout en collaborant à plusieurs journaux littéraires,
avant de devenir rédacteur en chef de deux revues, l'une
consacrée aux spéculations boursières et
bien éloignée de l'autre, le Festin d'Ésope
(1903-1904), vouée à la poésie, dans laquelle
il donne une première version de l'Enchanteur pourrissant,
oeuvre poétique en prose. Il publie d'autres poèmes
et se lie d'amitié avec des hommes de lettres, parmi lesquels
Alfred Jarry, André Salmon, André Billy et Max Jacob,
qui l'appellent «Kostro».
Pour subvenir à ses besoins et par goût pour la littérature
«libre», il entreprend bientôt la rédaction
de romans érotiques, publiés sous le manteau (les
Onze Mille Verges, 1906; les Exploits d'un jeune don Juan, 1911).
En avril 1905, dans
la Revue immoraliste, Apollinaire signale à ses lecteurs
le talent d'un jeune artiste espagnol récemment débarqué
à Montmartre, Pablo Picasso. Il est le premier à
célébrer l'art naïf du Douanier Rousseau, parle
avec admiration de Matisse, préface la première
exposition de Georges Braque, voyage en Angleterre avec Picabia.
Il se réunit avec ses amis poètes au Bateau-Lavoir
et assiste à la gestation du cubisme dont il sera un des
animateurs et théoriciens (les Peintres cubistes, 1913).
Derain illustrera l'Enchanteur pourrissant, Dufy le Bestiaire;
Metzinger et Chirico font son portrait.
En attendant, il travaille
toujours à la banque, et continue ses publications érotiques
vendues sous le manteau. Ces activités lui permettent enfin,
l'année suivante, de quitter le domicile maternel et de
s'installer seul. Menant une double activité de critique
d'art et de poète, Guillaume Apollinaire vit de sa plume
et s'affirme comme un écrivain d'avant-garde.
En 1908, il fait la
rencontre du peintre aquarelliste Marie Laurencin et tombe amoureux
de ses uvres et de la personne, avec qui, il vivra
jusqu'en 1912. En 1908, le Douanier Rousseau fera un portrait
naïf du couple, la Muse inspirant le poète. Elle l'introduit
dans les milieux artistiques parisiens d'avant-garde. Devenu l'ami
de Vlaminck, de Jacob, de Derain, de Picasso, de Braque et de
Matisse, il se fait le défenseur de l'«art nouveau»,
sujet de la conférence remarquée qu'il fera au Salon
des indépendants en 1908.
En 1909, il édite
des ouvrages «libertins» pour la collection commentée
des «Maîtres de l'amour», et établit
des anthologies de littérature érotique avec des
auteurs tels que l'Arétin, Sade (complètement interdit
par la censure), Nerciat et Mirabeau.
L'année suivante, l'Enchanteur pourrissant (1909) paraît
en volume, illustré par Derain de gravures sur bois. Peuplée
de personnages mythiques empruntés aux romans de la Table
ronde (Merlin, Viviane, Morgane), cette oeuvre de jeunesse, dont
les surréalistes feront plus tard l'éloge, se veut
une célébration des légendes de l'Occident.
Toutefois, y sont sous-jacents des thèmes très personnels,
comme le mystère de l'origine et le secret des pouvoirs
de l'enchanteur-poète, à la fois menacé et
inspiré par les forces vives de l'amour.
En 1910, Apollinaire
publie l'Hérésiarque et Cie, recueil de seize contes
merveilleux à tonalité fantastique, qui rate de
peu le prix Goncourt, puis, en 1911, les courts poèmes
du «Bestiaire ou Cortège d'Orphée» illustrés
par Raoul Dufy de gravures sur bois. Alors que prend fin sa liaison
avec Marie Laurencin, il fait paraître un essai théorique
consacré à l'art contemporain, les Peintres cubistes,
méditations esthétiques (1913) et Alcools, recueil
de ses meilleurs poèmes écrits entre 1898 et 1912,
dont il a supprimé toute ponctuation. Fasciné par
le développement des villes modernes, il place en tête
des poèmes d'Alcools le texte, «Zone», d'inspiration
toute récente issue de son observation de la modernité
qui le pousse à développer son goût des images
insolites et des innovations poétiques, et proche
des Pâques à New York de son ami Blaise Cendrars.
Mais le journal chic de l'époque, le Mercure de France,
l'éreinte.
Apollinaire est vivement intéressé par le futurisme,
tant littéraire il aurait rédigé le
Manifeste futuriste pour le compte de l'Italien Filippo Tommaso
Marinetti que pictural il est témoin au mariage
du peintre Gino Severini. Ce faisant, il se situe, une fois pour
toutes, à l'avant-garde.
En 1914 le poète décide de s'engager, bien qu'il
ne soit pas de nationalité française. Mais on n'a
que faire d'étrangers dans un conflit que l'on pense bref.
À Nice, il rencontre une aristocrate, Louise de Coligny-Châtillon,
et lui fait la cour, en vain. Après une nouvelle demande
d'engagement, il est versé au 38e régiment d'artillerie
de Nîmes. Louise, qui a résisté à l'empressement
du poète, cède au charme de l'artilleur.
Envoyé sur
le front, il partage la vie et les souffrances de tous ceux qui
se battent dans les tranchées. Cette épreuve lui
inspire de nombreux poèmes qui mêlent à l'horreur
des évocations de guerre l'espoir de la vie et de l'amour,
et des lettres du front qu'il envoie à la bien-aimée,
Louise de Coligny-Châtillon, surnommée «Lou».
Il en publiera un petit nombre dans «Calligrammes»
(1918), accompagnées de «Poèmes de la paix
et de la guerre» de «poèmes conversations»
et d'«idéogrammes lyriques» qui associent dessins
et mots sous forme de poèmes graphiques; les autres lettres
feront l'objet, en 1947, d'une publication posthume sous le titre
de «Poèmes à Lou».
Pendant une permission,
dans un train qui le ramène vers «Lou», il
rencontre une jeune fille, Madeleine. Amours orageuses avec l'une,
tendre correspondance avec l'autre, sa «marraine de guerre»,
qu'il pensera même épouser, au grand dam de sa famille.
Il est ensuite affecté dans le 96e régiment d'infanterie
avec le grade de sous-lieutenant. Mais, blessé à
la tempe par un éclat d'obus, il doit subir une trépanation
(1916). Pendant sa convalescence paraît le Poète
assassiné (1916), recueil de nouvelles et de contes à
la fois mythiques et autobiographiques.
Remis sur pied, Apollinaire
veut remonter au front, mais d'incessants maux de tête le
font réformer, et la vie nonchalante reprend; Apollinaire
se remet à l'écriture. Il fait mettre en scène
un «drame surréaliste» un brin provocateur
(les Mamelles de Tirésias, 1917) qui, sur le ton de la
farce, traite de questions sérieuses (la «repopulation»),
et participe à une conférence très remarquée
sur l'«esprit nouveau», où il exalte l'esthétique
de la surprise tout en se réclamant des valeurs de l'humanisme.
Les jeunes poètes fêtent Apollinaire,
publient ses textes dans leurs revues les plus avant-gardistes.
Mais 1918 est une année tragique pour Apollinaire: en janvier,
il est atteint de congestion pulmonaire; après son mariage
en 1918 avec Jacqueline Kolb, «la jolie rousse» du
dernier poème de Calligrammes, il rédige plusieurs
articles de critique journalistique, publie encore un recueil
de chroniques (le Flâneur des deux rives, 1918) avant de
contracter la grippe espagnole qui sévit en Europe. Affaibli
par la guerre et ses récentes maladies, il meurt la veille
de l'Armistice, le 9 novembre 1918, laissant une oeuvre originale,
révélatrice d'une nouvelle vision du monde et de
nouvelles orientations poétiques. Le 13 novembre, on l'enterre
au Père-Lachaise. Autour de ses amis effondrés,
la foule en liesse chante «À bas Guillaume!»
non le poète, mais l'Empereur d'Allemagne vaincu.
Issu de la génération symboliste, Apollinaire, «voyant»
comme Rimbaud, musicien désenchanté comme Verlaine,
précieux comme Mallarmé, indique toutes les voies
de la modernité et réinvente le langage poétique
pour ces jeunes et bruyants poètes qui constitueront le
ferment du groupe surréaliste: Breton, Aragon, Soupault;
Apollinaire préfigure, par l'originalité et la modernité
de son oeuvre poétique, les grands bouleversements littéraires
et poétiques qui naîtront dans l'entre-deux-guerres;
son sulfureux «drame surréaliste» les Mamelles
de Tirésias fournira à André Breton le nom
même du mouvement, à travers lequel Apollinaire a
irrigué toute la poésie du XXe siècle.
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