Gustave Klimt (1862-1918)
La Vienne de
Gustav Klimt
La Vienne de Gustav Klimt, au tournant du siècle, représente un moment privilégié de lart. Ecartelée entre modernité et tragédie, entre réalité et illusion, cette ville, qui est alors la quatrième dEurope avec plus de deux millions dhabitants, que lon compare à un «Laboratoire de Fin du Monde», est tout autant creuset de la création que «laboratoire de lApocalypse» (Karl Kraus). Elle jouit dune réputation dinsouciance, mais suscite surtout ladmiration et lenvie pour la qualité et la diversité de sa vie culturelle. |
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Cette
décadence inventive, qui semble porter en elle la déchéance
finale et la venue des catastrophes, a pour contrepoint la vision conciliante
et optimiste de Klimt, toute chargée de Vie, et par conséquent
de Mort, de Symbolisme et de révolte contre les tabous. Cest
sous le signe de cette dualité que sétablissent les
rapports tantôt idylliques, tantôt orageux entre la Ville et
son plus grand peintre, puisque lun comme lautre reflètent
à la fois cet âge dor de lintelligence viennoise
et ce «laboratoire» de toutes les utopies, de toutes les chimères
de la modernité. Ce qui fait de Klimt un artiste exceptionnellement fascinant, cest justement cette simultanéité de transition, cette imbrication à la fois de tradition et dart des plus modernes, la manifestation de ce lien qui relie un monde révolu à celui qui sannonce. Fascination qui relève aussi de la virtuosité, de la sensualité du dessin de cet artiste surdoué, de lélaboration kaléidoscopique de sa peinture, de la beauté des formes ornementales et du déchiffrage obligé des secrets enfouis sous la multitude des formes. Elle relève enfin et surtout du thème principal quévoque loeuvre en permanence: la beauté des femmes. Bien avant que lhistoire ait porté au crédit de lExpressionnisme et du Surréalisme le mérite davoir pleinement révélé et exploité la sexualité dans le domaine artistique, Klimt en fait déjà son crédo, une véritable fixation, le leitmotiv sensuel et insistant de son oeuvre. Latmosphère de névrose et dindolence qui règne alors dans la capitale de lempire austro-hongrois, déjà portée au point dincandescence par le théâtre dArthur Schnitzler et les opéras de Richard Strauss, semble propice, en effet, à cette mise en scène du principal aspect de la vie et de son élément déterminant. LEve que Klimt peint sous toutes ses formes, y compris les plus audacieuses, bien vivante, bien en chair sur son piédestal photographique, nest pas là pour nous tendre la pomme. |
Cest elle-même quelle exhibe, nue, féminine, amoureuse, terrible piège. Elle est la «femme fatale» sous un titre innocent: « Nuda Veritas ». Car, dans ses oeuvres de portraitiste attitré des Viennoises de la Belle Epoque, comme dans ses compositions puissamment suggestives, Klimt a donné naissance, en effet, à un type de femme fatale - castratrice, dirait Freud - dont lérotisme morbide nest pas sans équivalent à lépoque puisquon le retrouve aussi bien chez Aubrey Beardsley, en Angleterre, que chez Fernand Khnopff, en Belgique. Cest « Judith » tuant de ses mains le concupiscent Holopherne, « Salomé » la «dévoreuse» au corps recouvert de motifs symboliques dinspiration biologique. Cest « Danaé » dont la cuisse géante ruisselle de pièces dor. Cest « La jeune fille », intitulée aussi « La vierge ». |
Eros
Vienne vit à lheure de lhypocrisie. On nhésite pas à ramener lart à des lignes horizontales - la femme - et verticales - lhomme. Dans lunivers de Klimt, pollen et pistils, spermatozoïdes et ovules font irruption partout. Les compositions à figures multiples de lartiste ne peuvent trouver grâce auprès des doctes professeurs à barbiche qui nen mènent pas moins, pour la plupart, une vie secrète dissolue. Lempereur François-Joseph décore Klimt de la croix dor du Mérite, lui exprime sa très haute satisfaction devant les travaux décoratifs effectués dans les escaliers du Burgtheater, et du Kunsthistorisches Museum, mais refuse, par trois fois, sa nomination comme professeur à lAcadémie...Klimt se rebelle: «Assez de censure! Je veux être libre... Je refuse toute aide de lEtat. Je renonce à tout.» Et il tient parole, faisant reposer sa réputation et sa fortune sur les portraits et les paysages dont on lui passe de multiples commandes et dans lesquels il peut déployer sans danger son prodigieux talent et son inaliénable sensualité. De ses portraits à la précision minutieuse, de ses allégories aux essaims de personnages, de ses paysages débordant de sève jaillit le même message essentiel : lomniprésence dEros à travers le cycle du monde. |
Lor et largent dont il revêt les femmes était destiné à dissimuler leur nudité agressive. Les motifs floraux et ornementaux sont autant de feuilles de vigne rassurantes pour les nouveaux riches épris dArt nouveau. Le traitement des sujets à la façon des mosaïques des églises de Ravenne, le réalisme photographique des visages qui semblent isolés du reste du tableau, les chevelures sinueuses, les fleurs stylisées, les caches géométriques, les chapeaux extravagants, les énormes manchons de fourrure sont tous des éléments destinés à capter lattention de façon à faire passer le reste et non le moindre. Avant de vêtir les belles dames de la société viennoise, dont il était le portraitiste recherché, Klimt les peignait dabord dénudées, dans des positions lascives. A la mort de lartiste, une toile inachevée, « Lépousée », devait révéler ce secret. LOrientalisme, avec son bestiaire doiseaux, danimaux, de fleurs, de personnages exotiques est appelé à la rescousse. Dans les dernières oeuvres, ce sont les courbes et les spirales, les compositions pyramidales, les tourbillons mystiques, les accumulations aux couleurs ardentes qui envahissent loeuvre du «maître des maîtres» viennois et emportent images, personnages, visages vers les arcanes de linconscient et les labyrinthes de lesprit. |
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Mosaïques
Lorsque le peintre
autodidacte viennois Hundertwasser cherche un sujet pour un de ses tableaux,
cest à un détail dune robe dessinée par
Klimt quil avoue sarrêter pour lagrandir au format
de la toile et créer, à force de répétitions
«transautomatiques» - selon sa propre expression, un monde
obsessionnel envoûtant. Dans les musées, les reproductions
en couleurs qui se vendent le plus aux visiteurs sont celles des oeuvres
de Gustav Klimt. Le monde fantastique de Klimt, reflet de la décadence
dune société, de la fin dun empire, nest
plus aujourdhui seulement affaire décole viennoise.
On y trouve un style graphique qui annonce, par sa liberté et ses
audaces, lart moderne. |
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Sécession
«Nous voulons déclarer la guerre à la routine stérile, au byzantinisme rigide, à toutes les formes du mauvais goût... Notre Sécession nest pas un combat dartistes modernes contre des anciens mais un combat pour la promotion des artistes contre les colporteurs qui se font passer pour des artistes et qui ont un intérêt commercial à ce que lart ne puisse éclore.» Cette déclaration dHermann Bahr, le père spirituel des Sécessionnistes, marque la fondation de la Sécession viennoise dont Klimt a pris la tête et dont il est le président. La nouvelle génération dartistes ne supporte plus en effet la tutelle des académiciens et réclame un lieu dexposition qui lui soit propre et qui soit dénué de «conditions commerciales» |
Elle
veut aussi mettre fin à lisolement culturel de Vienne, pouvoir
inviter des artistes étrangers et faire connaître les uvres
de ses membres dans les pays de lOuest. Le programme sécessionniste
est clair, il ne sagit pas dun combat «esthétique»,
mais de se battre pour «le droit à la création»,
pour lArt même, avec une mission: celle de ne pas faire de différence
entre «le grand art» et «les arts mineurs», entre
«lart pour les riches et lart pour les pauvres»,
bref, entre «Vénus» et «Nini».
De fait, destinée à réagir contre lacadémisme officiel et le conservatisme bourgeois, la Sécession viennoise jouera un rôle important dans la diffusion du Jugendstil et lévolution de lArt nouveau, tant dans le domaine pictural que dans celui des arts appliqués. Cette révolte de la nouvelle génération pour se libérer de la contrainte quun conservatisme social, politique et esthétique impose aux arts saccomplit dans un tel élan que la victoire est presque immédiate et débouche sur un projet encore plus ambitieux et quelque peu utopique : changer la société par les arts ! La Sécession a néanmoins obtenu la création dun journal, «Ver Sacrum», auquel Klimt participera régulièrement pendant deux ans, et la construction dun palais dexposition. |
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On
attend avec impatience la première exposition du groupe. Celle-ci
ouvre ses portes en mars 1898. Klimt en a dessiné laffiche
hautement symbolique: «Thésée tuant le Minotaure».
Thésée ne porte pas de feuille de vigne et Klimt devra dessiner
un arbre providentiel pour sauver la pudeur du censeur. Mais Thésée,
nu ou presque, symbolise la lutte pour ce qui est nouveau, il est du côté
de la lumière alors que le Minotaure, honteusement réfugié
dans lombre et qui représente le pouvoir désormais déchu,
va être transpercé par lépée de Thésée.
Quant à Athéna, sortie du crâne de Zeus et qui monte
la garde, elle est lincarnation de la pensée jaillissant du
cerveau, le symbole de la divine sagesse. Les nombreuses expositions internationales
de la Sécession devaient rencontrer partout un énorme succès
et rapporter suffisamment dargent pour financer le bâtiment
de la Sécession. Klimt en fit les plans, inspirés dun
temple gréco-égyptien, et larchitecte Joseph Maria Olbrich
réalisa ce «temple de lart», formé déléments
géométriques allant du cube à la sphère et coiffé
dun fronton où lon lisait le fameux adage inventé
par le critique dart Ludwig Hevesi: «A lépoque
son art, à lart sa liberté.»
Guerre des sexes Aucun art ne peut
vivre sans mécène et la Sécession trouve les siens
parmi les grandes familles juives de la haute bourgeoisie viennoise. Riches
et sensibles à lart davant-garde, ils cotisent généreusement,
quil sagisse du magnat de lacier Karl Wittgenstein,
du magnat du textile Fritz Wärndorfer, des Knips ou des Lederer.
Ils deviennent en même temps les commanditaires de Klimt, ce dernier
se spécialisant dans le portrait de leurs épouses. |
Le
langage visuel emprunte ses symboles - mâles et femelles - à
limagerie freudienne des rêves. Ces voluptueux ornements traduisent
lérotisme dont Klimt a fait une des visions du monde qui lhabite.
La femme est son thème exclusif : il la saisit nue ou somptueusement
parée, en mouvement, assise, debout, couchée, dans toutes
les positions et dans toutes les attitudes même les plus secrètes...
A la recherche de létreinte, en état dextase,
en attente du plaisir... Comme Rodin, avec qui il partage cette passion
de représenter la femme dans tous ses états, il a besoin que
deux ou trois modèles nus évoluent en permanence dans son
atelier sans vraiment poser, pendant quil dessine. Voyeur
attentif, dessinateur proche du paparazzo, il les saisit dans une position
qui lémeut, un mouvement qui correspond à sa libido.
II fait de nous des voyeurs et des complices, lorsque nous contemplons le
résultat de son travail : un corps de femme étendu sur une
couche, saisi dans toute sa sensualité naturelle, révélé
dans toutes ses activités secrètes. |
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Voyeurisme
Klimt a laissé plus de 3000 dessins. Longtemps sous-estimés, on les considère maintenant comme le complément essentiel de loeuvre peinte. Les dessins de Klimt montrent en effet les oeuvres en devenir, les reflets de leffort quotidien pour capter le réel, les compositions et variantes envisagées. Comme chez les Japonais, de lalternance des choses montrées et cachées naît la tension érotique qui sempare du spectateur. Lintimité avec le modèle est souvent si manifeste quen regardant les dessins de Klimt, on a parfois limpression dêtre indiscret, de pénétrer dans une intimité, bref, de faire le voyeur. Les dessins de Klimt sont la quintessence de la volupté. Ils nont pas lagressivité et la désespérance de ceux de Schiele, ni le cynisme de ceux de Picasso, ni la truculence de ceux de Toulouse-Lautrec. Son érotisme est raffiné, bon chic bon genre, plutôt comme celui dIngres ou de Matisse. Il y a constamment chez lui une complicité, une sympathie et une sensibilité dans ses rapports avec la psyché. Le Klimt dessinateur semble toujours flirter avec son sujet. Cest le dessin dun amant attentif, caressant le corps aimé, lexaltant dans toutes les positions, tentant de fixer un instant dextase pour en faire un morceau déternité. On entre dans ce monde comme on pénétrerait dans un temple dont les colonnes serait des cuisses de femmes et que lon franchirait pour sélancer vers le ciel.
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