Klimt et les femmes
à Vienne
Marie-Annick Sékaly
Directrice du service culturel de Clio
Le mouvement de la Sécession se développa
à Vienne au cur d'une Europe en crise, sur fond de délitement
de l'Empire austro-hongrois. Pourtant la vie culturelle de la capitale
autrichienne fut alors plus brillante et intense que jamais : on parla
pour cette période d'une « apocalypse joyeuse ».
Freud, Mahler, Wittgenstein et Schnitzler symbolisent la capacité
d'innovation de l'élite qui émerge alors à Vienne
en se rebellant contre le conformisme frileux de l'Autriche de François
Joseph. L'art de Klimt et de ses amis n'est pas aussi révolutionnaire
que celui qui se trame en France à la même époque,
mais à travers leur uvre se révèle pourtant
la crise féconde qui travaille alors la société
européenne.
En 1897, les
dix-neuf artistes qui entourent Klimt lors de la création de
la Sécession rejoignent le vaste courant européen qui,
depuis plus de vingt ans, intègre la beauté dans la
ville et dans la vie par une recherche qui s'étend à
l'architecture et aux arts décoratifs. Dès 1898, la
construction du pavillon de la Sécession consacre la reconnaissance
du mouvement par son marché. Le microcosme viennois offre la
possibilité aux peintres, architectes et créateurs du
mouvement de produire des uvres appréciées par
une bourgeoisie d'affaires éclairée et sensible. Parmi
ces généreux commanditaires, plusieurs femmes à
la forte personnalité accompagneront Klimt et ses amis dans
leurs projets.
Émilie
Flöge fut la compagne platonique de Klimt tout au long de sa
vie. Elle se distingua par son esprit d'indépendance et sa
capacité d'entreprise qui la conduisirent à fonder à
Vienne une maison de couture prospère pour laquelle Klimt créa
de somptueux tissus. Sensible aux idées féministes en
vogue en Europe, elle prit part à la lutte contre le corset
et tenta d'imposer la mode de la « robe réformée
», robe sac sans taille marquée dont Klimt dessina plusieurs
modèles. Dans les salons d'essayage des surs Flöge,
aménagés et meublés par les artistes des Ateliers
viennois, se croisaient les grandes dames qui faisaient construire
et décorer leurs maisons par Otto Wagner et Koloman Moser et
commandaient leurs portraits à Klimt.
Parmi elles,
nous retrouverons Sonja Knips dont Klimt nous donne en 1898 un portrait
classique, presque dans la manière de Sargent, où il
fait contraster les flots de gaze vaporeuse et la gravité tendue
du regard tourné vers l'artiste.
Adèle
Bloch Bauer, dont Klimt fit un portrait tout différent, énigmatique
et hautain, pleinement dans sa manière byzantine, représente
l'archétype de ces femmes à l'étroit dans leur
époque, partagées entre leur rôle traditionnel
et l'immense désir d'autre chose, que leur fortune, leur sensibilité
et leur intelligence leur permettent d'entrevoir sans toutefois le
réaliser. Elles trouvent dans la fréquentation des milieux
artistiques un exutoire à cette quête insatisfaite. Ces
femmes dominatrices se rattachent à la thématique klimtienne
des castratrices, dont la beauté vénéneuse court
déjà sur la frise de la fresque Beethoven du pavillon
de la Sécession et qui trouvera son plein épanouissement
dans les sublimes coupeuses de têtes, les deux Judith, que Klimt
peignit en 1901 et 1909.
Les Serpents
d'eau I, l'une des multiples uvres consacrées aux couples
féminins, nous introduisent dans l'érotisme direct.
Le paisible Klimt fut le premier, avant Egon Schiele, à représenter
les thèmes tabous de la grossesse, de l'auto-érotisme
et de l'homosexualité féminine. Ces uvres lui
furent inspirées par les scènes de la vie quotidienne
dans son atelier où il entretenait une tribu de grisettes viennoises,
ses modèles, sur lesquelles il veillait affectueusement. À
l'ouverture de sa succession, quatorze cas d'enfants naturels se présentèrent
Cependant
la biographie de Klimt n'explique pas tout. Sa vision des femmes est
aussi le reflet de la société à cette époque.
Les premières revendications féministes se mêlaient
au discours freudien, relayé par les personnalités de
la scène autrichienne comme Otto Rank, le jeune disciple de
Freud, Lou Andréas-Salomé, première femme psychanalyste
et compagne de Nietzsche et de Rilke, ou le sulfureux Arthur Schnitzler
dont l'une des nouvelles, Rien qu'un rêve, inspira à
Stanley Kubrick le film Eyes Wide Shut capable encore de déclencher
quelque scandale à la fin du XXe siècle.