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Gustave Klimt (1862-1918)

Klimt et les femmes à Vienne

Klimt et les femmes à Vienne
Marie-Annick Sékaly

Directrice du service culturel de Clio


Le mouvement de la Sécession se développa à Vienne au cœur d'une Europe en crise, sur fond de délitement de l'Empire austro-hongrois. Pourtant la vie culturelle de la capitale autrichienne fut alors plus brillante et intense que jamais : on parla pour cette période d'une « apocalypse joyeuse ». Freud, Mahler, Wittgenstein et Schnitzler symbolisent la capacité d'innovation de l'élite qui émerge alors à Vienne en se rebellant contre le conformisme frileux de l'Autriche de François Joseph. L'art de Klimt et de ses amis n'est pas aussi révolutionnaire que celui qui se trame en France à la même époque, mais à travers leur œuvre se révèle pourtant la crise féconde qui travaille alors la société européenne.

En 1897, les dix-neuf artistes qui entourent Klimt lors de la création de la Sécession rejoignent le vaste courant européen qui, depuis plus de vingt ans, intègre la beauté dans la ville et dans la vie par une recherche qui s'étend à l'architecture et aux arts décoratifs. Dès 1898, la construction du pavillon de la Sécession consacre la reconnaissance du mouvement par son marché. Le microcosme viennois offre la possibilité aux peintres, architectes et créateurs du mouvement de produire des œuvres appréciées par une bourgeoisie d'affaires éclairée et sensible. Parmi ces généreux commanditaires, plusieurs femmes à la forte personnalité accompagneront Klimt et ses amis dans leurs projets.

Émilie Flöge fut la compagne platonique de Klimt tout au long de sa vie. Elle se distingua par son esprit d'indépendance et sa capacité d'entreprise qui la conduisirent à fonder à Vienne une maison de couture prospère pour laquelle Klimt créa de somptueux tissus. Sensible aux idées féministes en vogue en Europe, elle prit part à la lutte contre le corset et tenta d'imposer la mode de la « robe réformée », robe sac sans taille marquée dont Klimt dessina plusieurs modèles. Dans les salons d'essayage des sœurs Flöge, aménagés et meublés par les artistes des Ateliers viennois, se croisaient les grandes dames qui faisaient construire et décorer leurs maisons par Otto Wagner et Koloman Moser et commandaient leurs portraits à Klimt.

Parmi elles, nous retrouverons Sonja Knips dont Klimt nous donne en 1898 un portrait classique, presque dans la manière de Sargent, où il fait contraster les flots de gaze vaporeuse et la gravité tendue du regard tourné vers l'artiste.

Adèle Bloch Bauer, dont Klimt fit un portrait tout différent, énigmatique et hautain, pleinement dans sa manière byzantine, représente l'archétype de ces femmes à l'étroit dans leur époque, partagées entre leur rôle traditionnel et l'immense désir d'autre chose, que leur fortune, leur sensibilité et leur intelligence leur permettent d'entrevoir sans toutefois le réaliser. Elles trouvent dans la fréquentation des milieux artistiques un exutoire à cette quête insatisfaite. Ces femmes dominatrices se rattachent à la thématique klimtienne des castratrices, dont la beauté vénéneuse court déjà sur la frise de la fresque Beethoven du pavillon de la Sécession et qui trouvera son plein épanouissement dans les sublimes coupeuses de têtes, les deux Judith, que Klimt peignit en 1901 et 1909.

Les Serpents d'eau I, l'une des multiples œuvres consacrées aux couples féminins, nous introduisent dans l'érotisme direct. Le paisible Klimt fut le premier, avant Egon Schiele, à représenter les thèmes tabous de la grossesse, de l'auto-érotisme et de l'homosexualité féminine. Ces œuvres lui furent inspirées par les scènes de la vie quotidienne dans son atelier où il entretenait une tribu de grisettes viennoises, ses modèles, sur lesquelles il veillait affectueusement. À l'ouverture de sa succession, quatorze cas d'enfants naturels se présentèrent…

Cependant la biographie de Klimt n'explique pas tout. Sa vision des femmes est aussi le reflet de la société à cette époque. Les premières revendications féministes se mêlaient au discours freudien, relayé par les personnalités de la scène autrichienne comme Otto Rank, le jeune disciple de Freud, Lou Andréas-Salomé, première femme psychanalyste et compagne de Nietzsche et de Rilke, ou le sulfureux Arthur Schnitzler dont l'une des nouvelles, Rien qu'un rêve, inspira à Stanley Kubrick le film Eyes Wide Shut capable encore de déclencher quelque scandale à la fin du XXe siècle.

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