La Fiancée
d'Abydos - 1843 - Toile ( 0,35 m x 0,27 m )
Musée
du Louvre.
Peu
d'époques ont vu une évolution aussi rapide que ces soixante
années durant lesquelles existe Eugène Delacroix. Il naît
aux dernières lueurs du XVIIIe siècle, quand Fragonard
vit encore, alors que sur les ruines du monde ancien s'édifie
une nouvelle Société. Il meurt alors que Monet, Cézanne,
Renoir et Sisley se sont déjà rencontrés à
Paris En réalité il n'y a peut-être pas tant de
différence entre ces impressionnistes et les paysagistes du XVIIIe
siècle. Mais la vie de ce siècle a été coupée
de tant de courants contradictoires, tant d'édifices majestueux
se sont élevés qu'on a perdu le sens des perspectives.
Delacroix a joué son rôle, mais sous tant d'aspects qu'on
ne sait plus bien où il convient de le placer. C'est dans les
premières années de son uvre qu'il se montre le
plus proche des recherches de lumière qui vont illustrer la fin
du XIXe siècle. Quand il vieillit, au contraire, il ne résiste
pas toujours à une certaine rhétorique classique qui léloigne
ou le fait méconnaître des jeunes gens d'alors. C'est pourquoi
il leur apparaît, non sans injustice, en retard sur son temps,
lui qui a été si longtemps un précurseur.
Détail
de Massacres de Scio
Peut-être
avait-il trop reçu. Les guerres ont conduit la France aux limites
de l'Europe, mais dans leur reflux il semble qu'elles aient ramené,
pour les enfouir au cur des nouvelles générations,
le romantisme de l'Allemagne, le lyrisme de l'Italie, la soif de l'absolu
de lEspagne. L'Occident a retrouvé ses sources en Egypte,
en Asie Mineure et en Grèce. Il s'est annexé l'Afrique.
Les idées bougent, et nul ordre légal et moral ne réussit
à s'imposer à des hommes qui ont tant vu, tant souffert,
tant appris.
Scènes des
Massacres de Scio - 1824 - Toile (4,22 m x 3,52 m)
Musée du
Louvre.
Il
n'y a plus de frontières et chacun porte en soi une invincible
solitude. C'est l'époque des grands contrastes, des géants
terrassés et des évasions sublimes.
Dans
ce moment qui n'est favorable ni à la poésie ni à
la peinture pure, au confluent de ces contradictions, un homme a existé,
solitaire et mélancolique, qui ne paraissait pas avoir la force
d'agir, de se battre et d'aimer, et qui n'a cessé pourtant de
lutter avec tout son être, son cur, sa tête, son poignet
d'artiste, Eugène Delacroix. Comme tous les écrivains
romantiques réunis qu'il est seul à contrebalancer sur
le plateau de la peinture, ce fils du siècle porte un immense
héritage, et souvent il le trouve lourd. Il n'en rejettera rien,
au contraire; il le portera fièrement jusqu'à son dernier
jour.
Détail
de Femmes d'Alger dans leur appartement.
Eugène
Delacroix est né à Paris, à Saint-Maurice-Charenton,
le 26 avril 1798. Sa mère, Victoire Oeben, était la fille
de l'ébéniste de Louis XV, Jean-François Oeben,
qui était d'origine allemande, et la belle-fille de Riesener,
lui aussi célèbre artisan. Charles Delacroix, son mari,
était le fils d'un ancien régisseur des comtes de Belval
en Argonne. Secrétaire de Turgot, il avait été
commis à la Marine et au Contrôle général
et avait pris sa retraite en 1779. Elu député à
la Convention par le département de la Marne, il vota la mort
de Louis XVI et fut ministre des Affres extérieures du 5 novembre
1795 au 15 août 1797, date à laquelle il fut remplacé
par Talleyrand. Celui-ci le tenait pour "un homme inepte",
mais il le nomma - peut-être par amour pour sa femme - ministre
auprès de la République batave. Charles Delacroix occupait
ce poste lorsque sa femme accoucha d'un quatrième enfant, Eugène-Ferdinand-Victor.
Nommé plus tard préfet des Bouches-du-Rhône; puis
de la Gironde, Charles Delacroix mourut à Bordeaux en 1805.
Femmes d'Alger
dans leur appartement - 1834 -Toile (1,80 m x 2,29 m)
Musée
du Louvre.
Le
mystère de la naissance d'Eugène Delacroix n'a jamais
été percé. Il est à peu près établi,
par le procès-verbal (publié par les mauvais offices de
Talleyrand) d'une opération délicate que Charles Delacroix
subit à la fin de 1797, que celui-ci ne put être le père
du futur peintre. De là à penser que Talleyrand fut son
père véritable, il n'y a qu'un pas, qui fut souvent franchi
par ses amis et biographes. Moreau-Nélaton trouve entre le père
et le fils présumés une ressemblance inquiétante,
tandis que manifestement il n'y a pas grande chose de commun entre les
traits d'Eugène et ceux de son père légal ou de
ses frères et surs. On a trouvé aussi confirmation
de ces soupçons dans le fait que, dès ses débuts,
Delacroix a bénéficie. de commandes importantes de l'Etat,
comme si un protecteur occulte l'avait favorisé, alors même
que la critique. et l'opinion se montraient le plus hostiles. On s'est
étonné également qu'un homme aussi peu averti qu'Adolphe
Thiers se soit fait le champion passionné et le défenseur
de l'art de Delacroix dès 1822, ce qui n'est guère explicable
à moins que l'habile homme ait subi des influences qui n'avaient
rien à voir avec l'esthétique.
La
Bataille de Taillebourg - 1837 - Toile (4,65 m x 5,43 m)
Château de
Versailles.
Aucune
preuve formelle n'a cependant été apportée. L'historien
de Delacroix, André Joubin, qui publia son journal et sa correspondance,
passait pour avoir élucidé ce mystère et pour réserver
la publication de sa découverte. Il est mort sans que l'on ait
trouvé dans ses papiers les précisions attendues, Delacroix
parle souvent dans son journal de Charles Delacroix comme de son père,
et il recherche des exemples dans des traits de sa vie et de son caractère.
Qu'il y ait cependant en lui un sentiment de solitude et de mystère,
cela n'est pas douteux. Il ne se sent pas fait comme les siens et souffre
souvent de se sentir si éloigné d'eux et de leur façon
de comprendre la vie. Son instabilité, ses complexes peuvent
être la conséquence de cette mystérieuse origine.
Détail
de La Bataille de Taillebourg.
A
Bordeaux, où il commence son éducation, il manifeste d'abord
des dons musicaux. L'organiste de la ville, qui avait connu Mozart,
voulait faire de lui un musicien. Comme Ingres, Delacroix jouait du
violon et l'on sait que la musique a tenu un grand rôle dans son
existence. Il fut l'ami de Chopin et de Berlioz et, lorsque vers la
fin de sa vie il exécutait les peintures de Saint-Sulpice, il
trouvait les élans de la plus grande inspiration lorsque les
grondements de l'orgue ou les chants du mois de Marie accompagnaient
son travail.
Portrait
d'Eugène Delacroix par lui-même - 1835/1839 - Toile (0,65
m x 0,55 m)
Musée du
Louvre.
Venu
à Paris après 1805, il s'installe avec sa mère
rue de l'Université et fait au lycée Louis-le-Grand, où
se trouvait déjà Géricault, de huit ans plus âgé,
des études classiques honorables. Ses préoccupations sont
essentiellement littéraires, son style se forme dans l'admiration
de Racine et de Voltaire. Il se lie avec un groupe d'amis auxquels il
restera toujours fidèle, et qui ne seront pas des artistes :
Félix Guillemardet, Frédéric Leblond, Pierret,
Péron. Ses vacances se passent à Valmont, près
de Fécamp, où son cousin Achille Bataille avait acquis
une abbaye. Jusqu'à sa mort Delacroix revient avec bonheur à
cette terre aimée où il découvrit la poésie
des ruines et des grandes architectures du passé, la beauté
des grands arbres et d'une campagne aussi verte que celle de l'Angleterre.
Dans ses promenades solitaires et méditatives, il découvre
les élans de sa sensibilité, il s'émeut devant
les grands spectacles naturels. Il mûrit au romantisme. C'est
un homme intérieurement fait, complet, quoique frêle encore
physiquement, qui vient un jour à la carrière artistique.
Il a fait dans son enfance nombre de croquis.
Mademoiselle Rose,
nu assis - 1821 - Toile (0,82 m x 0,66 m)
Musée
du Louvre.
Son
onde, Henri Riesener (le fils de sa grand'mère après son
remariage), est un peintre sensible. Il le conduit parfois chez Pierre
Guérin et Delacroix note, après une de ces visites, qu'il
voudrait, ses études finies, passer quelque temps à cet
atelier pour acquérir " un petit talent d'amateur".
Le grand choc que lui occasionne la mort de sa mère en 1814,
la nécessité où il est de gagner sa vie après
la perte d'un procès malheureux, décident de sa vocation.
Il entre aux Beaux-Arts le 23 mars 1816, à l'atelier de Pierre
Guérin. Il y retrouve Géricault, déjà presque
célèbre par l'exposition de l'Officier de chasseurs à
cheval au Salon de 1812, Ary Scheffer, le graveur Henriquel-Dupont;
il se lie avec J.-H. Soulier avec qui il exécutera ses premiers
travaux. L'enseignement officiel ne convient pas au tempérament
de Delacroix, et l'on ne peut sans doute que s'en féliciter.
Incapable de s'assimiler cette technique presque parfaite, mais impersonnelle
et froide de l'école, Delacroix cherchera des exemples vivants
autour de lui. Il interrogera avec la curiosité la plus aiguë
les nouveautés les plus surprenantes du temps: " les caricatures
anglaises " les dessins de Goya; plus tard, au contact des grands
paysagistes anglais, il s'assimilera avec une prodigieuse aisance des
découvertes qui correspondent à ses vux les plus
secrets il élabore déjà une technique surprenante.
Dante et
Virgile - 1822 - Toile (1,88 m x 2,41 m)
Musée
du Louvre.
C'est
par ses audaces techniques que Delacroix tente sa fortune. En 1821 il
prépare un tableau dont il annonce lui-même qu'il sera
considérable: Dante et Virgile, qui est exposé au Salon
de 1822. C'est en effet un coup d'éclat. On critique ou on admire,
mais tout le monde est frappé. Ici se place la première
intervention providentielle de Thiers qui publie un éloge enthousiaste;
uvre est achetée par l'Etat. La virtuosité de cet
exercice émerveille encore. Delacroix, se sentant embarrassé
pour rendre les gouttes d'eau coulant sur les figures nues et renversées
des damnés, était allé interroger les Sirènes
du Débarquement de Marie de Médicis, de Rubens.
Le
Doge Marino Faliero condamné à mort - 1826 - Toile (1,45
m x 1,15 m)
Collection
Wallace, Londre.
On
est forcé d'admirer la science de ces harmonies glauques, de
ces chairs livides, de toute cette atmosphère de vision infernale.
Guéri, surpris, avait déconseillé d'exposer une
telle uvre. Gros, au contraire, l'accueillit avec honneur et la
fit encadrer à ses frais. Delacroix ne l'oublia jamais. il considérait
du reste le peintre des Pestiférés de Jaffa et des grandes
batailles impériales comme son véritable prédécesseur.
Après son succès au Salon de 1822, Delacroix quitta l'atelier
de Guérin, sur de pouvoir maintenant suivre son chemin de peintre
indépendant.
La Mort de
Sardanapale - 1827 - Toile (3,95 m x 4,95 m)
Musée
du Louvre.
Que
le besoin de s'affirmer, de se réaliser dans sa peinture, même
en se forçant soi-même, corresponde à un doute intérieur
inextinguible et même à une certaine inquiétude
sur ses possibilités physiques, cela n'est guère douteux.
La peinture est le seul domaine où Delacroix se sente maître
de cette force dont il rêve. Sa jeunesse est marquée par
les échecs les plus douloureux et les plus humiliants sur le
plan affectif. Le mystère continue de régner sur les amours
de Delacroix. Malgré certaines confidences, peut-être un
peu arrangées ou dénaturées, du Journal, on est
frappé par la disproportion qui existe entre l'exaltation du
jeune homme et le petit nombre de cas où cette exaltation se
fixe. Peut-elle même se concrétiser vraiment? Cet amoureux
passionné connut-il réellement l'amour? On ne lui attribue
que de bien rares liaisons, et certaines toutes platoniques: la jeune
Anglaise, miss Salten, connue chez sa sur, plus tard Mme Dalton,
Elise Boulanger, enfin Mme Forget. En dehors de cela, des passades à
demi cachées, à demi exploitées, un peu comme des
alibis, avec des modèles. d'atelier ou des servantes. Est-ce
là de quoi nourrir des feux si vifs? Serait-ce que la peinture
lui apporte seule de vraies victoires?
La Grèce
expirant sur les ruines de Missolonghi - 1827 - Toile (2,13 m x 1,42
m)
Musée
de Bordeaux.
Toute
la vie de Delacroix, cette vie dont il disait qu'elle n'avait rien qui
pût intéresser le public, offre le même transfert.
Avec sa mère disparaît sa seule affection profonde. Les
désaccords avec sa sur et son beau-frère Veruinac,
dont il partagea la vie quelques années, l'empoisonnent. L'amitié
qu'il porte à son frère, le général Charles
Henry (son autre frère a été tué à
Friedland), se heurte sans cesse à la médiocrité
de celui-ci et à la grossièreté de ceux qui l'entourent.
Jamais Delacroix ne songera à fonder une famille. Ses amitiés
elles-mêmes ne paraissent pas avoir dépassé un certain
stade de camaraderie, joyeuse dans sa jeunesse, et bientôt teintée
de mélancolie. Delacroix ne cherche point les hommes à
sa taille et, s'il les rencontre, il ne se départit jamais d'une
sorte de réserve.
Le Combat du Giaour
et du Pacha - 1827 - Toile (0,58 m x 0,72 m)
Art Institute,
Chicago.
Il
verra pourtant assez souvent Balzac, Stendhal; il ne leur a sans doute
rien dit d'essentiel et c'est dans son journal seulement que, plus tard,
il leur rend justice et tente d'établir avec eux le dialogue
devenu impossible. C'est peut-être avec des Anglais qu'il aura
les contacts les plus spontanés, parce qu'il s'agit d'étrangers
sans doute, et que les différences extérieures sont un
moindre obstacle à la connaissance des esprits que la gêne
qui résulte d'une parenté physique ou spirituelle. Quand,
à la fin de sa vie, il sera l'objet du culte raisonné
et de l'admiration lucide et généreuse de Baudelaire,
Delacroix se bornera à recevoir ces expansions, presque avec
indifférence, lui pourtant si sensible aux témoignages
d'admiration et à sa gloire, sans songer à en retourner
une partie sur le grand écrivain et l'homme rare qu'était
Baudelaire.
Nature Morte aux
Homards - 1827 - Toile (0,80 m x 1 m)
Musée du
Louvre.
Ses
véritables amitiés, ce sont les grands esprits qu'il interroge
: avant tout Byron, puis Shakespeare, le Tasse, Goethe, Walter Scott.
Il les paiera avec la seule monnaie qui ait cours dans de tels échanges:
l'interprétation, l'image qu'il donnera de leurs créatures
les plus secrètes. Ses tableaux seront ses réponses nourries
de sa propre substance, ses victoires amoureuses où il se sent
égal à sa plus haute ambition, ses revanches sur la maladie,
sur les voyages qu'il ne fera pas, sur les mondes qu'il n'aura pas possédés.
Et sans doute est-ce à ce perpétuel transfert et à
cette juste économie de ses forces réservées pour
les tâches essentielles que Delacroix doit d'avoir pu accomplir,
malgré sa faiblesse physique, une uvre aussi importante.
A cet égard la comparaison avec Théodore Géricault
est significative. Géricault brûle sa vie, emporté
par son amour des créatures sublimisé dans sa passion
pour les chevaux; il ne tarde pas à en mourir.
La Femme
au Perroquet -1827 - Toile (0,24 m x 0,32 m)
Musée
de Lyon.
Delacroix
n'a pas un amour moindre et pour les créatures imaginaires et
pour les chevaux et pour les fauves qu'il va contempler dans leurs cages
du Jardin des Plantes avec Stendhal et le sculpteur Barye, mais il reste
ce spectateur impassible, qui ne cesse d'observer, de noter et qui ne
se livre point.
La
Liberté guidant le peuple ou Le 28 juillet - 1830 - Toile (2,60
m x 3,25 m)
Musée
du Louvre.
C'est
après son succès de 1822 que Delacroix commence au Louroux,
chez son frère où il est venu se reposer, la rédaction
de son journal, le 3 septembre 1822 - deux jours après lanniversaire
de la mort de sa mère. Et voilà son vrai, son seul confident
qu'il abandonnera au moment de ses travaux les plus épuisants,
mais qu'il reprendra en 1847 pour le tenir fidèlement jusqu'à
sa mort.
Le Calvaire - 1835
- Toile (1,85 m x 1,35 m)
Musée de
Vannes.
L'importance
de uvre écrite de Delacroix détourne parfois d'interroger
sa peinture. On y découvre des hésitations, des incertitudes
qu'un artiste n'a pas l'habitude d'exposer au grand jour. Mais quelle
inépuisable source de renseignements sur l'homme, et comme il
est utile de trouver le récit de tant d'expériences et
de tentatives raisonnées et expliquées.
Portrait de Frédéric
Chopin - 1838 - Toile (0,46 m x 0,38 m)
Musée du
Louvre.
Le
journal nous permet ainsi de suivre la gestation de uvre peut-être
la plus importante de Delacroix, celle qui consacre sa jeune gloire,
Scènes des Massacres de Scio. Depuis longtemps l'Orient attire
le jeune peintre. Dès 1817 il copie les miniatures persanes et,
au moment où Victor Hugo écrit ses premières Orientales,
il peint des épisodes de la guerre entre les Turcs et les Grecs.
Delacroix connaît depuis quelques années déjà
un curieux personnage, Jules-Robert Auguste, lui-même artiste
d'une certaine finesse, collectionneur, qui avait ramené de ses
voyages en Asie Mineure, en Grèce et en Egypte des objets, des
étoffes, des armes qui meublaient sa maison de la rue des Martyrs.
Ce sera là le premier décor oriental des uvres de
Delacroix.
Le Caïd Marocain
acceptant l'hospitalité des pasteurs - 1837 - Toile (1 m x 1,25
m)
Musée de
Nantes.
L'événement
historique des massacres de Scio se produisit en avril 1822: vingt mille
habitants paisibles furent égorgés en représailles
par les Turcs, le reste emmené en esclavage. En mai 1823 Delacroix
décide de faire pour le Salon des scènes du massacre.
Après huit mois d'études préparatoires il commence
son tableau le 12 janvier 1824, dans un atelier loué spécialement,
118, rue de Grenelle. L'ordonnance générale est arrêtée
et pour chaque personnage de nombreux croquis ont été
exécutés d'après des modèles professionnels
ou des amis. Luvre avance, après beaucoup de tâtonnements.
Le 19 juin Delacroix revoit, exposé chez un marchand, le Radeau
de la Méduse, de Géricault, et il découvre trois
tableaux de Constable, la Charrette de foin, Canal en Angleterre et
une Vue de Hampstead. L'impression sur lui est profonde et laccable.
Son tableau à peu près achevé lui parait terne
et triste. Il l'envoie pourtant accompagné de deux études
dont la Jeune Fille dans un cimetière. Son uvre est acceptée,
mais non sans réticence. Nul doute n'est plus grand que celui
du peintre. Quelques jours le séparent encore de louverture
du Salon. Delacroix demande à retoucher son uvre déjà
placée. Il obtient cette faveur exceptionnelle et fait descendre
la toile dans une salle des Antiques. Et, en quatre jours, avec sans
cesse la révélation de Constable devant les yeux, il modifie
complètement l'exécution de son tableau, c'est-à-dire
introduit des demi-teintes, nuance les détails par de petites
touches rapprochées du pinceau, met des glacis pour donner de
la transparence aux couleurs, multiplie les gouttes de couleurs pures,
bref il donne à toute sa composition un bain de lumière.
Les
Convulsionnaires de Tanger - 1838 - Toile (1 m x 1,35 m)
Musée
de saint Paul, Minnesota.
Le
Salon ouvre le 26 août sur une toile éclatante, fraîche
et humide encore, où se devine le transport de la passion. Le
contraste est grand entre le thème choisi, longuement médité,
expression d'un tempérament profondément mélancolique
" hymne terrible composé en l'honneur de la fatalité
et de l'irrémédiable douleur", a dit Baudelaire)
et les moyens employés, transformés, il est vrai, par
cette espèce de folie de la dernière heure, et par le
grand exemple de Constable. C'est bien pourquoi cette uvre mérite
dêtre interrogée avec curiosité par tous ceux
qui sont soucieux de relier le présent. au passé et de
suivre le développement de la représentation lumineuse.
Portrait
de George Sand - 1838 - Toile (0,81 m x 0,57 m)
Collection
particulière, Copenhague.
Delacroix
lui-même devait revenir longuement sur cette espèce de
découverte empirique de la division des tons. Il écrivait
le 23 septembre 1846: "Constable dit que la supériorité
du Vert de ses prairies tient à ce qu'il est composé d'une
multitude de verts différents juxtaposés et non mélangés.
Ce qu'il dit ici du vert des prairies peut s'appliquer à tous
les tons. " Il est bon" en conclut Delacroix, "que les
touches ne soient pas matériellement fondues. Elles se fondent
naturellement à une certaine distance voulue par la loi sympathique
qui les a associées. La couleur obtient ainsi plus d'énergie
et de fraîcheur. Delacroix évoque aussi ses souvenirs des
tableaux de Raphaël ou du Corrège où il a remarqué
des morceaux faits de petites touches.
Noce Juive
dans le Maroc - 1839 - Toile (1,03 m x 1,42 m)
Musée
du Louvre.
Dans
son livre, paru au début de ce siècle, DEugène
Delacroix au néo-impressionnisme, Signac a rendu justice à
cette uvre de précurseur et a réuni les extraits
du journal de Delacroix qui sont en effet, à l'avance, un véritable
corpus de la doctrine impressionniste.
Hamlet et Horatio
au cimetière - 1839 - Toile (0,83 m x 0,65 m)
Musée du
Louvre.
Il
n'y a aucune raison de chercher à diminuer linfluence heureuse
exercée par la peinture anglaise sur Delacroix. Cette influence,
pour être diffuse - et sur un caractère si susceptible
et si ombrageux, elle ne pouvait être que telle - ne s'en est
pas moins exercée de plusieurs façons. La plus visible,
c'est à ce contact soudain et si intime avec une des plus fortes
personnalités de la peinture universelle, John Constable; une
sorte d'osmose s'établit qui commande au jeune artiste de repenser,
de revoir son uvre avec un il neuf et lavé, avec
une clairvoyance qu'il ne retrouvera peut-être jamais aussi aiguë.
Ce contact ne fut si direct et si fécond que parce qu'il existait
une sorte de correspondance secrète entre le tempérament
de Delacroix et le tempérament anglais. Cette amitié avait
un nom et la figure la plus gracieuse qu'il fut possible le voir, celle
de Bonington. " Je l'ai beaucoup connu et je l'aimais beaucoup
" écrivait Delacroix en 1861... " Quand il m'est arrivé
de le rencontrer pour la première fois, j'étais moi-même
fort jeune et je faisais des études dans la galerie du Louvre.
C'était vers 1816 ou 1817."
Prise
de Constantinople par les Croisés - 1840 - Toile (4,10 m x 4,98
m)
Musée du
Louvre.
C'est
Delacroix qui initie Bonington, de deux ans son Cadet, à la vie
de Paris. "Nous l'aimions ....... Je lui disais quelquefois: "
Vous êtes roi dans votre domaine et Raphaël n'eût pas
fait ce que vous faites. Ne vous inquiétez pas des qualités
des autres et des proportions de leurs tableaux, puisque les vôtres
sont des chefs-duvre." Linfluence de Bonington
sur Delacroix est sensible dans tout ce que Delacroix a fait de plus
spontané, de vif; d'ardent, dans ses aquarelles évidemment
et dans beaucoup de ses meilleurs tableaux exécutés après
son voyage en Angleterre.
Le Naufrage
de Don Juan - 1840 - Toile (1,32 m x 1,96 m)
Musée
du Louvre.
A
la fin de 1823 Delacroix s'était installé rue Jacob avec
un autre ami anglais, Thalès Fielding. C'est celui-ci qui prépara
le voyage à Londres que Delacroix entreprit une fois terminée
l'exposition des Massacres de Scio et après l'achat du tableau
par lEtat au prix fort élevé de 6.000 francs.
La
Mort d'Ophélie - 1844 - Toile (0,22 m x 0,30 m)
Musée du
Louvre.
Il
arrive dans la capitale anglaise en mai 1825. Il éprouve sans
nul doute cette espèce de bienheureux dépaysement que
l'on sent dans un pays dont on comprend mal la langue, où par
conséquent beaucoup de ce qui lasse et rebute dans les contacts
de la vie courante vous échappe, cependant qu'on accède
par la connaissance des arts et de la littérature au meilleur
de sa culture et de sa substance, Delacroix retrouve Bonington; il est
accueilli par Thomas Lawrenoe, Colley Fielding, il interroge les uvres
de Reynolds et de Gainsborough; il y a un climat de grâce et de
politesse qui le séduit infiniment, mais qui ne l'empêche
pas de déceler quelque chose de sauvage et de féroce dans
le peuple anglais. si l'immensité de la ville et plus encore
l'absence de l'architecture et de plan le déroutent, il est enchanté
par la beauté du fleuve, des rues, des ciels, de la mer voisine.
Le Sultan du Maroc
entouré de sa garde - 1845 - Toile (3,77 m x 3,40 m)
Musée de
Toulouse.
C'est
à Londres que Delacroix a la révélation de Goethe
et de Shakespeare. Il assiste à la représentation d'un
arrangement de Faust où le comique est mêlé à
tout ce quil y a de plus noir; il juge qu'il n'y a rien de plus
diabolique et que l'effet ne peut aller plus loin dans le théâtre.
Quant à Shakespeare, les représentations de Richard III,
de Hamlet, dOthelIo, joués par Kean, peuplent à
jamais sa mémoire et ne cessent de l'inspirer. Les expressions
d'admiration lui manquent pour le génie de Shakespeare. A la
fin de sa Vie Delacroix évoquera cette époque où
il vit l'Angleterre comme une des plus chères pour lui, et il
conseillera à notre école vieillie d'interroger la jeunesse
de l'école anglaise.
Roger délivrant
Angélique -1847 - Toile (0,28 m x 0,36 m)
Musée
du Louvre.
A
son retour de Londres Delacroix tombe en pleine bataille romantique,
mais avec son peu de goût pour les actions concertées il
va plutôt livrer pour son propre compte des combats essentiels.
Il est revenu raffermi, nourri de grands exemples, la tête pleine
de sujets nouveaux, les yeux fixés sur un horizon élargi,
et il va connaître quelques années qui seront les plus
ardentes et les plus enthousiastes de sa Vie.
Détail
de Prise de Constantinople par les Croisés.
D'Angleterre
Delacroix a ramené une palette aux couleurs simplifiées
et affirmées, où le rouge et l'or dominent; l'habitude,
aussi, d'employer le vernis de copal qui donne de l'éclat et
l'apparence de la durée à la moindre gouache ou aquarelle.
Il mêle ce vernis à ses couleurs à l'huile.
Portrait d'Alfred
Bruyas - 1853 -Toile (1,16 m x 0,89 m)
Musée de
Montpellier.
Dans
leurs dimensions fort réduites où se montre encore l'influence
de Bonington, deux des plus précieux chefs-d'oeuvre de Delacroix
datent de cette période: Le Doge Marino Faliero condamné
à mort, et Le Combat du giaour et du pacha. La première
de Ces toiles enferme une cinquantaine de personnages dans un décor
d'une richesse prodigieuse.
Jésus
sur le lac de Genesareth - 1853 - Toile (0,59 m x 0,72 m)
Collection
particulière.
La
précision du trait dessine une arabesque extrêmement subtile
qui équilibre toute cette composition sur des lignes savantes
et imprévues. La couleur, où dominent le rouge et l'or,
a une plénitude inégalable. Les ombres violettes font
chanter les jaunes. Ce fut toujours luvre de prédilection
de Delacroix. Le Combat du giaour et du pacha est aussi d'un "émail
incomparable". C'est toujours Byron qui inspire le peintre, Byron
dont il semble que les phrases ont le don de déclencher chez
Delacroix des images cruelles et passionnées: " Rappelle,
pour t'enflammer, certains passages de Byron. " Delacroix a souvent
besoin de ces phrases-clefs, de ces sésames. Ici: "Je le
reconnais à la pâleur de son front. C'est lui qui m'a ravi
l'amour de Leïla. C'est le giaour maudit.
Chasse
au Tigre - 1854 - Toile (0,74 m x 0,93 m)
Musée
du Louvre.
Ces
deux uvres figurèrent au Salon de 1627, à c6té
de la belle nature morte du Musée des Arts décoratifs,
où les gibiers et un homard rouge sont étrangement posés
devant un grand paysage bleu qui évoque les horizons mouillés
des bords de mer.
Chasse aux
Lions - 1854 - Toile (2,60 m x 3,60 m)
Musée
de bordeaus.
Marina
Faliero avait été montré à une exposition
organisée au profit des Grecs, avec l'allégorie de la
Grèce expirant sur les ruines de MissoIonghi. Les deux tableaux
furent envoyés ensuite à Londres avec un égal succès.
Missolonghi, où Byron avait trouvé la mort en 1824, avait
cessé la lutte en 1826, ses derniers défenseurs anéantis.
Les Deux
Foscari - 1855 - Toile (0,93 m x 1,32 m)
Musée
Condé, Chantilly.
C'est
pour remplacer Marino Faliero que fut accroché, trois mois après
l'ouverture du Salon de 1827, la Mort de Sardanapale. Cette immense
toile, qui fut souvent assez vivement contestée, connut alors
un échec retentissant. Inspirée encore par un drame de
Byron qui s'achève par ces mots: "Allume le bûcher
", cette uvre avait été conçue pour
être empreinte de deuil et d'horreur. Delacroix accumula dans
ses études préparatoires la copie de tous les éléments
de décor oriental qu'il pouvait découvrir; il rechercha
son bien dans les miniatures persanes et dans tous les ouvrages d'art
asiatique. Mais il semble que sa composition ait été transformée
par l'importance donnée soudain aux corps féminins qui
font palpiter toute cette uvre d'un air de volupté inouï
dans uvre de Delacroix. C'est une orgie de couleurs, de roses
saumonés, de jaune safran, un tourbillon de chairs.
Héliodore
chassé du Temple - 1857 - Peinture murale à la cire (7,15
m x 4,85 m)
Eglise St Sulpice,
Paris.
De
cette époque date du reste toute une série d'odalisques,
d'études de femmes couchées, de face, de dos, étendues
sur des canapés, dont les plus belles sont la Femme au perroquet
et la Femme aux bas blancs.
L'Enlèvement
de Rebecca par le Templier de Bois Guilbert - 1858 - Toile ( 1 m x 0,81
m)
Musée
du Louvre.
En
1827 Shakespeare avait enfin triomphé à l'Odéon.
Delacroix s'était retrouvé avec Victor Hugo et Berlioz
pour applaudir Ophélie, Hamlet, Macbeth et Roméo. A cette
occasion s'était nouée entre le poète et le peintre
une amitié qui resta sans lendemain. Delacroix eut seulement
le temps de dessiner les costumes d'Amy Robsart. Hugo reprocha plus
tard à Delacroix de n'avoir pas cule souci de conformer ses actes
quotidiens à son attitude révolutionnaire de peintre.
Delacroix, de son côté, ne cachera pas sa désapprobation
de toute exploitation systématique et provocante des idées
nouvelles. Il participe cependant à sa façon à
lédification d'un monde romantique. Par exemple, avant
de donner une traduction plastique inoubliable des principaux héros
shakespeariens, il donne une très complète représentation
du personnage et de l'aventure de Faust, cette aventure qui conduit
du ciel à la terre, du possible à l'impossible.
La Lutte
de Jacob avec l'Ange - 1857 - Peinture murale à la cire (7,15
m x 4,85 m)
Eglise St
Sulpice, Paris.
Pour
exécuter l'ensemble de ces dix-huit lithographies qui sont publiées
en 1828, Delacroix approfondit les ressources de cette technique encore
toute nouvelle. La souplesse du crayon gras lui permet de faire subir
des déformations fantastiques aux créatures humaines comme
aux démons. Cette uvre chargée d'intentions, de
bizarreries, de tristesse, aux contrastes parfois fulgurants, ne fut
guère comprise et encore aujourd'hui elle est souvent décriée.
Goethe pourtant l'ayant considérée dit: "Il me faut
convenir que M. Delacroix a surpassé les tableaux que je m'étais
faits des scènes écrites par moi-même." Delacroix
exécuta, à peu près à la même époque
d'autres lithographies, remarquables de précision et de densité,
daprès le Combat du giaour, Hamlet, diverses scènes
de Walter Scott et aussi d'après ses études de fauves.
Il
se passionne également pour le moyen âge, mais il ne tombe
pas dans le travers des restitutions minutieuses et mièvres,
dans le décor troubadour. Ce sont les grandes inspirations qu'il
recherche; Ces époques de sombre grandeur sont pleines pour lui
d'images de luttes farouches, Il évoque, par exemple, le Meurtre
de lévêque de Liége, dans une composition
grouillante de centaines de personnages sous de hautes voûtes
sombres. Toute lunité du tableau est donnée par
la nappe blanche du banquet qui, par contraste, littéralement
aveugle de clarté. (Des effets assez analogues seront obtenus
un peu plus tard dans la scène de Boissy d'Anglas à la
Convention.) Il entreprend aussi la Bataille de Poiters, prélude
des grandes commandes qu'il exécutera pour la galerie des batailles
à Versailles en 1837 et 1840, la Bataille de Taillebourg, et
la Prise de Constantinople par les croisés.
Mais
le siècle apporte à Delacroix des thèmes encore
plus valables. A la suite des journées de juillet, il entreprend
la Liberté guidant le peuple, qui demeure son uvre la plus
glorieuse. Le tableau vaut sans doute par le mouvement de la foule,
les types des personnages, morts ou vivants, Gavroche, l'étudiant
qui a les traits de Delacroix, louvrier, aussi par la beauté
du paysage parisien, les tours de Notre-Dame et les hautes maisons derrière
les fumées; mais surtout par cette allégorie de la liberté
- cette femme au corps puissant, au grave visage fier. il y a là
une superbe fusion de la réalité et de l'idéal.
Et c'est le personnage symbolique qui est le plus vrai. Acquise par
l'Etat en 1831, la toile fut exposée quelque temps au Luxembourg
puis rendue à son auteur qui la garda jusquen 1848, année
où elle fut transportée au Louvre. Reléguée
aux magasins, Delacroix obtint cependant de lempereur qu'elle
figurât à sa grande exposition de 1855.
La
monarchie de Juillet fut favorable au peintre. Thiers jouait un rôle
politique capital. Et dans la famille royale, le jeune duc d'Orléans
avait un goût marqué pour uvre de Delacroix. En 1831
Delacroix concourut vainement pour deux grands tableaux destinés
à la Chambre des députés: cela nous a valu les
admirables esquisses de Boissy d'Anglas et de la Protestation de Mirabeau.
Bientôt il recevra la compensation de ses échecs. Mais
auparavant une nouvelle chance lui est offerte qui va, comme le voyage
en Angleterre, modifier toute l'orientation de son uvre. Grâce
à l'amitié de Mlle Mars, il est choisi par le comte Charles
de Mornay pour l'accompagner dans une ambassade extraordinaire que le
roi envoie au sultan du Maroc, Abd-Er-Rhaman. En janvier 1832, les voyageurs
quittent Paris et s'embarquent à Toulon, sur la corvette aviso
la Perle pour Tanger.
Chevaux
arabes se battant dans une écurie - 1860 - Toile (0,67 m x 0,82
m)
Musée
du Louvre.
Sur
ce voyage qui ne dura que quelques mois, mais qui devait exercer une
influence profonde sur toute uvre ultérieure de Delacroix,
nous sommes abondamment renseignés par les lettres écrites
du Maroc et par les carnets de croquis rapportés et conservés
comme un répertoire inépuisable de formes. Delacroix découvre
non seulement la magie orientale dont il. a tant rêvé,
la pureté de la lumière, les teintes exquises des décors
et des costumes, mais il voit la raison profonde de tout cela, la beauté
de la civilisation islamique, son humanité. Le Maroc est d'ailleurs
une des terres où cette civilisation a gardé le plus de
noblesse, de simplicité, même d'austérité.
Il n'y a là rien de commun avec le bric-à-brac exotique.
Aussi Delacroix est emporté par son imagination vers les cimes
Ce sont les Grecs et les Romains qu'il croit avoir à sa portée.
Il retrouve les draperies blanches des sénateurs de Rome ou des
Panathénées. Les mendiants lui paraissent des Brutus ou
des Catons. Il se moque des Grecs de David, et propose plaisamment d'installer
récole de Rome au Maroc.
Il
approfondit ses premières impressions, et c'est bien le charme
propre de l'Orient, la grâce inimitable des femmes, la force fatale
des guerriers et des coursiers qu'il sait déceler même
dans cette ville cosmopolite de Tanger. " Le sublime vivant court
ici les rues", écrit-il, et il note les détails des
architectures et des décors, les attitudes nobles et hiératiques
des êtres. C'est là qu'il assiste à la noce juive.
Il fait poser, du reste, de nombreuses juives dont la beauté
lui paraît admirable et qui sont plus accessibles que les musulmanes.
Un jour, au cours d'une promenade, il assiste à un terrible combat
entre deux chevaux furieux, ce combat qu'il évoquera tant de
fois.
Le
voyage de Tanger à Meknès où réside le sultan
est l'occasion de nouveaux émerveillements. Le cheminement le
long des montagnes, des fleuves, parmi les lauriers roses et les arbres
fruitiers en fleurs, dans la fraîcheur du premier printemps, les
rencontres des pasteurs et des guerriers, les fantasias, que de thèmes
s'offrent à Delacroix! Le premier à saluer le soleil,
il chevauche en tête à coté des guides, prenant,
sur le pommeau de sa selle, des croquis qu'il refait et pousse à
laquarelle le soir, à la halte.
Le
séjour à Meknès, ville fanatique et pratiquement
fermée aux Européens, est encore plus chargé de
pittoresque. Après une réclusion de quelques jours dans
un vieux palais arabe, égayée pourtant par la venue de
musiciens de Mogador envoyés par le sultan, l'ambassade est reçue
par le sultan entouré de sa garde. Delacroix échappe aux
honneurs officiels et parcourt le marché, le bazar. A la juiverie,
il reçoit encore le meilleur accueil. Au retour à Tanger
il assiste, caché derrière des volets, à la procession
des Convulsionnaires.
Une
escale dépose les voyageurs à Alger. C'est là que
Delacroix pourra pénétrer dans un harem. Entre-temps il
s'est arrêté en Espagne, à Cadix et à Séville.
Il avait senti tout Goya palpiter autour de lui.
Delacroix
avait raison d'écrire: "Dans ce peu de temps, j'ai vécu
vingt fois plus qu'en quelques mois de Paris. Toutes ces scènes
qu'il a notées, elles sont devenues dans les années suivantes
des uvres illustres. Les Femmes d'Alger, en 1834, le Caïd
marocain, en 1837, les Convulsionnaires de Tanger, en 1838, la Noce
juive dans le Maroc, en 1839, Le Sultan du Maroc entouré de sa
garde, en 1845, et jusqu'aux Chevaux arabes se battant dans une écurie,
en 1860, tels sont les témoignages de la vivacité des
souvenirs de Delacroix. ses notes, il est vrai' sont d'une richesse
et d'une précision admirables. On trouve déjà dans
les croquis exécutés au pastel pour les Femmes d'Alger
les poses les plus gracieuses et les plus caractéristiques; les
couleurs merveilleuses des voiles, des étoffes, les bleus profonds,
les roses, les gris perle sont déjà indiqués. Evidemment
Delacroix ne pouvait rêver de plus beaux éléments
pour caractériser le thème qui lui est si cher de la femme
captive qui est au premier plan des Massacres de Scio, de Sardanapale,
des Femmes d'Alger, comme de la Prise de Constantinople ou des diverses
versions dAngélique, d'Andromède ou de Rebecca.
Cependant
Delacroix va se trouver absorbé par les vastes compositions décoratives
qui lui sont demandées. Parmi les grands travaux d'embellissement
de Paris, conçus par Thiers, figurait la réfection du
Palais-Bourbon. Delacroix est chargé de la décoration
du salon du Roi, où sa réussite est réelle. Il
reçoit ensuite des commandes si considérables qu'il n'aura
pas trop de toute sa vie pour les mener à bien avec toute une
équipe d'aides: la bibliothèque du Palais-Bourbon, la
bibliothèque du Luxembourg, le salon de la Paix à l'Hôtel
de ville, le plafond de la galerie d'Apollon au Louvre, la chapelle
de Saint-Denis du Saint-Sacrement, enfin la chapelle des Saints-Anges
à Saint-Sulpice. Il s'agit bien là d'une des dernières
grandes entreprises décoratives de la peinture, où l'artiste
doit traiter des sujets imposés dans lesprit de larchitecture.
Dans la conception Delacroix ne se montre nullement indigne de ses devanciers.
Il songe à Rubens sans doute, qu'il est allé interroger
au cours d'un bref voyage dans les pays du Nord. Mais il n'a pas sa
force physique, son assurance exubérante. Il rappelle plutôt
les peintres du XVIIe siècle français, Poussin, Lebrun,
à qui Baudelaire le comparera longuement. Il est bien évident
que, sur le plan technique, Delacroix ne peut tout exécuter lui-même
et qu'il lui faut rechercher davantage l'impression d'ensemble que la
qualité du fini.
Les
plus grandes réussites sont la première et la dernière
de ces décorations, celles où il fut dailleurs à
peu près le seul exécutant. Au salon du Roi, où
l'architecture lui impose des formes bizarres, il réussit à
retrouver, aussi bien dans les allégories, peintes aux caissons
du plafond, de la justice, de lagriculture, de l'industrie et
de la guerre, que dans les hautes figures des fleuves, exécutées
en grisailles le long des piliers, un style monumental grandiose. C'est
la seule uvre de Delacroix qui évoque les masses de la
sculpture. Quant à la chapelle des Saints-Anges, c'est un peu
son testament.
Il
y a travaillé dix ans, y consacrant ses dernières forces
et s'appliquant à faire de cette uvre la synthèse
de toutes ses conquêtes. Dans Héliodre chassé du
temple, il réalise la plus parfaite des compositions classiques
auxquelles les grandes commandes décoratives l'avaient amené
à recourir. Comme dans la Justice de Trajan, peinte en 1840,
Delacroix s'efforce d'animer les sévères architectures
en imprimant aux personnages, aux costumes, aux tentures de vastes mouvements
expressifs. L'effet est assez grand et permet de renouveler un genre
bien épuisé. Mais de telles uvres testent néanmoins
froides et un peu extérieures. Le fameux ange tourbouillonnant
qui, techniquement, ne serait pas indigne de Tinteront, est sans mystère,
sans force d'illusion et d'évocation, tandis que la Lutte de
Jacob avec lange contient ces éléments. Une voûte
de grands chênes empruntés à quelque paysage dlle-de-France
contribue, sans doute, à accentuer ce qui, dans cette scène,
est vivant et éternel. Ici le symbole est clair et Delacroix
a laissé parler son cur. Cet ange grave, de plain-pied
avec le sol, c'est bien le compagnon de toute grande lutte humaine,
cet idéal impossible à forcer, mais qu'il ne faut cesser
d'étreindre. Les thèmes bibliques - que l'on songe aussi
à la Captivité de Babylone, un des plus beaux détails
du plafond de la bibliothèque du Palais-Bourbon - inspirent à
Delacroix des accents d'une profonde et mélancolique humanité.
C'est là qu'il vient le plus aisément à bout de
sa tentative de saisir les mythes anciens dans leur permanence. Il ne
fera qu'entrevoir la possibilité de retrouver dans les thèmes
du présent les symboles éternels.
Durant
toute cette période de travaux harassants qui l'ont conduit au
seuil de la vieillesse, Delacroix n'a cessé de se délasser
en exécutant de petites compositions sur ses thèmes familiers
inspirés toujours par les poètes. Après sa suite
de Faust il a exécuté seize lithographies pour Hamlet,
auxquelles correspondent des peintures remarquables s'échelonnant
sur les mêmes dates (1834 - 1845). Il a poursuivi ses scènes
orientales, mêlant du reste désormais aux sujets imaginés
les traits observés au Maroc, ce qui n'empêche pas un certain
affaiblissement de sa puissance de vision. Il semble, au contraire,
que sa force et sa maîtrise ne font que grandir lorsqu'il représente
des animaux et traite ces combats et ces chasses dans lesquels il restera
inimitable. Un de ses derniers tableaux, et l'un des plus beaux, fixera
une fois encore le souvenir de ce combat de chevaux qui l'avait si fort
frappé à Tanger. Quant aux images de fauves, elles Ont
la même acuité, qu'il s'agisse de tètes au repos
saisies dans la majesté de leur solitude captive ou de ces chasses
féroces reconstituées avec une prescience stupéfiante.
La plus célèbre de ces uvres, la grande Chasse aux
lions du musée de Bordeaux, bien que partiellement détruite,
offre encore un enchevêtrement prodigieux de fauves, de cavaliers,
de corps renversés sous les griffes. Delacroix l'emporte cette
fois sans conteste sur tous ses devanciers.
Il
faut dire aussi lespèce de renouvellement qui lui est apportée
par la contemplation et l'étude de la mer à Dieppe. Delacroix
avait inventé les flots glauques de la barque de Dante; il découvre
désormais la grandiose majesté de la mer en furie. Le
sujet véritable de ces nombreuses représentations du Christ
affrontant le lac de Génésareth, c'est l'immensité
des tempêtes.
Delacroix
a achevé sa vie dans une retraite quasi ascétique, sous
la garde vigilante et jalouse de sa vieille servante, Jenny Le Guillou.
Il s'était installé place de Furstenberg, à proximité
de Saint-Sulpice, dans l'appartement et l'atelier qui sont devenus aujourd'hui
le musée qui porte son nom. Il y menait une existence tout entière
vouée au travail. Baudelaire qui fut l'un de ses rares familiers
a décrit sa façon de rechercher la fascination de l'idée,
de s'approcher du thème avant de se lancer dans l'exécution
jusqu'à l'épuisement. Son isolement était devenu
encore plus grand à l'égard de ses contemporains et surtout
des peintres. Il avait consacré quelques études à
des artistes du passé, à Prud'hon aussi dont il admirait
fort le génie secret, pensant ainsi se donner plus de titres
à une élection académique qu'il dut cependant solliciter
sept fois avant de l'obtenir, et qui ne fut assurée que parles
musiciens de l'Institut. Il avait eu le temps cependant de reconnaître
la valeur de Corot et de Courbet, ce qui n'était pas sans mérite.
Mais il paraissait se tenir à l'écart des luttes de la
peinture vivante et, malgré le succès de Sa grande exposition
en 1855, ses envois au Salon suscitaient un regain d'attaques et de
vilenies tel qu'il se décida après 1859 à ne plus
exposer. il mourut le 13 août 1863. Dans son testament il demandait
que tout son atelier soit dispersé aux enchères. La vente
eut lieu en 1864 à lhôtel Drouot et dura plus d'une
semaine. On découvrit alors la valeur, le sens des milliers d'études
que Delacroix avait accumulées durant sa vie et qui, entourant
ses uvres déjà illustres dont elles avaient été
le support, révélèrent toute la spontanéité
de son génie et son emprise sur le réel. Par l'étendue
de ses connaissances, par son ambition décorative, Delacroix
peut être considéré comme le dernier des hommes
de la Renaissance. Cela ne doit pas faire oublier qu'il est aussi, par
ses recherches techniques et par sa façon de livrer dans sa peinture
et ses dessins ses impressions et ses émotions les plus intimes,
un des premiers peintres modernes.
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