LA DÉCOUVERTE DE L'ART PRIMITIF
Gauguin
n'a pas été le seul artiste européen à
puiser son inspiration dans les pays exotiques. Parmi les peintres
français, les noms de Delacroix et Decamps viennent évidemment
tout de suite à l'esprit. Mais ils se sont rarement aventurés
plus loin qu'en Afrique du Nord ou en Asie Mineure et l'influence
de leurs rencontres avec des ethnies et des cultures différentes
se limite strictement à la nouveauté des motifs, n'affectant
leur style d'aucune manière.
Par
contre, Gauguin est le premier grand peintre à apprécier
et étudier l'art des peuples dits primitifs et exotiques et
à utiliser consciemment leur style et leur technique. Son r8le
d'initiateur et de rénovateur dans ce domaine commence dès
1886 par une série de vases en grès sculptés
à la main, fabriqués sans l'aide de la roue du potier,
qui sont nettement d'inspiration américaine précolombienne.
Dans
sa jeunesse, pendant cinq ans, Gauguin a été marin,
pilotin, et même officier de navigation, avant de devenir boursier
et peintre du dimanche. Les voyages et la mer ne l'effraient donc
pas. La destination qu'il se fixe en 1887 pour son premier voyage
d'étude outre-mer, Panama, est précisément dicté
par son admiration pour l'art précolombien. La misère
et la maladie mettent brutalement fin à cette aventure.
Peu
de temps après, il a l'heureuse surprise de voir à Paris
même, au Musée Guimet, qui ouvre ses portes au début
de 1888, et pendant l'exposition universelle de 1889, tant d'échantillons
de l'art merveilleux des Indes, du Cambodge et de java, qu'il essaie
de trouver un emploi dans l'administration française du Tonkin.
Après le refus catégorique du Département des
colonies de prendre sa demande au sérieux, il décide
de s'installer à Madagascar et persuade quelques peintres amis,
dont Vincent van Gogh, de se joindre à lui.
POURQUOI
TAHITI ?
C'est
un de ses compagnons, le jeune Emile Bernard, qui fait valoir à
Gauguin que Tahiti est un endroit préférable en tout
point. La seule source d'information dont Bernard dispose est La mariage
de Loti et la description que fait l'auteur de la vie dans cette île
légendaire semble bien indiquer qu'elle a très peu changé
depuis l'époque où les récits de Wallis, Bougainville
et Cook ont soulevé dans toute l'Europe un enthousiasme général
et un véritable culte du bon sauvage.
Gauguin
connaît bien ce roman à la mode pour l'avoir lu pendant
son séjour à Arles chez Vincent van Gogh, mais il se
méfie des embellissements littéraires de l'auteur. Bernard
lui envoie donc un guide officiel, ouvrage plus sérieux, publié
par le Département des colonies, dans lequel Gauguin trouve
ce renseignement encourageant pour un peintre démuni : «
Pendant qu'à l'extrémité opposée de la
planète terrestre, hommes et femmes n'obtiennent qu'après
un labeur sans répit la satisfaction de leurs besoins... Tahitiens
et Tahitiennes au contraire, heureux habitants des paradis ignorés
de l'Océanie, ne connaissent de la vie que les douceurs. Pour
eux, vivre c'est chanter et aimer. » Gauguin n'hésite
plus. C'est dans ce paradis parfait, avec ses heureux sauvages, qu'il
réalisera son rêve.
Dans
une interview publiée dans L'Echo de Paris le 23 février
1891, cinq semaines avant son départ pour Tahiti, il explique
ainsi son programme de travail : « je pars pour être tranquille,
pour être débarrassé de l'influence de la civilisation.
je ne veux faire que de l'art simple; pour cela, l'ai besoin de me
retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre
leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le
ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l'aide seulement
des moyens d'art primitifs, les seuls bons, les seuls vrais. »
JOURS
DE TRAVERSÉE
Malgré
sa foi absolue dans l'image mirifique qu'offrent ces deux ouvrages,
les seuls qu'il se donne la peine de lire, Gauguin n'a nullement l'intention
de se fixer pour toujours à Tahiti. Il ne restera que deux
ou trois ans, le temps nécessaire pour pouvoir monter à
son retour en Europe une exposition qui constituera la consécration
définitive de son génie. En même temps qu'elle
lui apportera la gloire, cette réussite lui permettra de réunir
enfin autour de lui sa femme danoise, Mette, et ses cinq enfants qui,
en attendant des jours meilleurs, sont installés à Copenhague
depuis 1885. Mette partage ce rêve et voit, comme son mari,
dans ce lointain voyage le meilleur moyen de le réaliser.
En
dépit de la mort subite de van Gogh et du lâche abandon
de tous ses autres amis, Gauguin fixe le départ au 1er avril
1891. Une vente aux enchères de tout son stock de tableaux
lui procure presque 10.000 francs et une imprécise «
mission officielle » lui donne droit à une réduction
de 30 Y, sur les navires de la Compagnie des Messageries Maritimes
qui assure un service régulier entre Marseille et Nouméa,
en Nouvelle-Calédonie, passant par le canal de Suez et l'Australie.
A Nouméa, Gauguin a la chance de pouvoir continuer sa route
après seulement une semaine d'attente sur un vieil aviso-transport
de la Marine. Ainsi la durée totale de sa traversée
n'est que de 69 jours, ce qui est considéré alors comme
très rapide.
Le
journal Officiel du 11 juin 1891 nous annonce l'arrivée de
Paul Gauguin en ces termes :
«
Le transport la Vire, commandant Dupré, a mouillé sur
rade Je Papeete le mardi 9 du courant, dans la matinée, venant
de Nouméa.
Avaient pris passage à bord :
MM. Swaton, capitaine d'infanterie de marine; Goguin, artiste peintre,
en mission à Tahiti Deflin, maréchal des logis de gendarmerie;
Mme Deflin ;1 sergent, 3 caporaux, 30 soldats d'infanterie de marine,
1 trompette, 1 canonnier d'artillerie; 3 militaires congédiés;
Mlle Fanny Faatauira, Tahitienne. »
LA
PERLE DU PACIFIQUE
Grâce
à sa mission officielle - qui consiste en tout et pour tout
d'une simple lettre de recommandation du Département - quand
il débarque à Papeete le 9 juin, Gauguin est très
bien reçu par le gouverneur Lacascade. Le soir même,
il est admis au Cercle militaire, réservé normalement
aux officiers et aux fonctionnaires métropolitains. Ce club
très sélect est situé au centre de la ville,
devant le Palais royal, et comprend une buvette originale, enfouie
dans les branches d'un immense banian, à trois mètres
au-dessus du sol, où les membres boivent de l'absinthe et jouent
aux dominos.
Malgré
les égards dont il est l'objet, le peintre est terriblement
déçu par la petite capitale des Etablissements Français
de l'Océanie. Au lieu du charmant village indigène qu'il
avait espéré trouver, il découvre une agglomération
confuse de magasins, de tavernes et de villas, en briques ou en bois,
aux toits de tôles ondulées rouillées. Les rares
indigènes qu'il rencontre portent un mélange de vêtements
européens grotesques : pareu à fond rouge ou bleu, imprimé
de grandes fleurs, ou pantalon noir, avec une chemise blanche aux
pans flottants, et un canotier, pour les hommes, tandis que d'amples
robes tombent jusqu'aux chevilles des femmes.
Les
braves bourgeois de Papeete ont fièrement baptisé leur
minable petite sous-préfecture « La perle du Pacifique
», - ce qui rîme fâcheusement avec « Clochemerle
du Pacifique », épithète bien plus appropriée.
Pour utiliser les propres mots de Gauguin, il est « désillusionné
par ces choses si loin de ce que j'avais désiré et surtout
imaginé, écoeuré par toute cette trivialité
européenne. »
Son
premier réflexe est de s'enfuir tout de suite à l'autre
bout de l'île mais plusieurs événements importants
le retiennent plus ou moins contre son gré. Le premier a lieu
le 12 juin, trois jours seulement après son arrivée.
Il s'agit du décès de Pomare V qui, malgré la
transformation du protectorat en colonie en 1880, a conservé
lusqu'à sa fin le titre de roi de Tahiti et dépendances.
Gauguin suit le cortège jusqu'au mausolée de la dynastie
Pomare, à Arue, qu'il caractérise très justement
de « monument inénarrable, en contrasten avec la belle
nature ».
La
disparition du roi est cependant vite oubliée pendant les célébrations
de la fête nationale du 14 juillet qui durent plusieurs semaines
et attirent une foule d'indigènes des districts de Tahiti et
de Moorea, donnant ainsi une belle occasion au peintre d'étudier
et de dessiner des types de Polynésiens plus purs et intéressants.
Quand,
au mois d'août, il est sur le point de quitter Papeete, il est
saisi subitement d'une sérieuse hémorragie, conséquence
d'u@le hépatite contractée à Panama. Les deux
médecins omnipraticiens du petit hôpital militaire diagnostiquent
une crise cardiaque. lis lui administrent de ladigitaline et lui appliquent
des ventouses sur la poitrine et des sinapismes sur les jambes. Il
se remet tant bien que mal de ce traitement de choc et, une fois renvoyé
de l'hôpital, n'ose pas s'éloigner plus loin que le district
de Paea, où il trouve refuge chez l'instituteur français
de l'endroit.
GAUGUIN
S'INSTALLE A MATAIEA
Espérant
toujours trouver loin de la ville sinon de vrais sauvages, du moins
des indigènes qui ont mieux conservé les coutumes et
les traditions anciennes, Gauguin, dès que sa santé
le lui permet, vers la mi-octobre 1891, s'installe à 46 kilomètres
de Papeete, dans le district de Mataiea, sur la côte sud de
Tahiti. Fidèle à son programme de « vivre à
la manière tahitienne », il loue une case ovale, fare
pote'e, faite de bambous entiers et couverte de feuilles de pandanus.
Bien qu'il n'y ait pas de fenêtres, la lumière filtre
à travers les interstices entre les bambous, ce qui crée
un éclairage très égal et très doux pour
les yeux - exactement celui qu'il faut pour que toute la case puisse
servir en même temps d'atelier. Autre avantage de cette construction,
l'air circule très librement et il y règne une agréable
fraîcheur.
Certes,
la vie est un peu plus primitive, plus polynésienne qu'à
Papeete. Mais toujours est-il que la réalité ne correspond
que de très loin à l'image idéalisée que
Gauguin a conçue à Paris avant son départ. Ce
qui a le moins changé est la simple économie de subsistance
des Tahitiens, basée sur la culture de certains tubercules
comme le taro, la patate douce et l'igname, la cueillette des fruits
de l'arbre à pain et des bananes, plantées ou sauvages,
la pêche intensive et l'élevage de cochons, de chiens
et de poulets.
En
apparence, le système de gouvernement est très modifié
depuis la prise de possession de l'île par la France en 1842,
puisque partout dans les districts les chefs héréditaires
ont été remplacés par des chefs élus.
Mais en réalité, les décisions et les ordres
émanant des bureaux administratifs de Papeete ne sont jamais
compris et rarement appliqués dans les districts et les îles
éloignées où les habitants continuent tranquillement
à régler leur vie et leurs différends selon leurs
propres lois coutumières.
Par
contre, de leurs anciennes croyances et pratiques religieuses, il
ne reste rien car les missionnaires sont à l'oeuvre dans l'île
depuis presque cent ans. Aussi, peu de Tahitiens se rappellent-ils
ne serait-ce que les noms de leurs dieux ancestraux. Mais tous, hommes,
femmes et enfants, connaissent un nombre incroyable de prières,
d'hymnes et de versets de la Bible qu'ils étudient ou lisent
régulièrement à haute voix pendant des heures.
L'art
tahitien était aux temps anciens entièrement au service
de la religion. C'est pourquoi presque toutes les manifestations de
cet art - essentiellement des statues-réceptacles pour les
dieux - ont été détruites ou envoyées
en Europe par les missionnaires. Le seul endroit à Tahiti où
l'on peut voir, en 1891, des « idoles piiennes » et d'autres
objets anciens, est le petit musée de la Mission catholique
à Papeete. Et encore, cette collection est-elle beaucoup moins
importante et intéressante que celles que Gauguin a déjà
vues à Paris au Musée du Trocadéro.
La
fabrication d'objets usuels a connu un déclin rapide depuis
l'ouverture, au début du siècle, de nombreux magasins
regorgeant de marchandises européennes. De toute manière,
à quelques rares exceptions près, les -Tahitiens n'ont
jamais décoré leurs bols, leurs outils, leurs pagaies
ou leurs armes. A l'époque de Gauguin, le seul artisanat traditionnel
généralement pratiqué est le tressage des nattes.
Que
penser, dans ces circonstances, du projet de Gauguin de s'expatrier
deux ou trois ans pour « ne voir que des sauvages » et
étudier leur art ? Tout simplement qu'il est arrivé
un siècle trop tard ou qu'il aurait dû s'installer ailleurs,
aux Samoa, par exemple, où la vie garde encore intact son caractère
polynésien.
LE
MARIAGE DE KOKE
Pourtant,
quand l'auteur du guide officiel consulté par Gauguin avant
son départ, a affirmé que, pour les Tahitiens, vivre
c'est chanter et aimer, il n'a pas menti. Ils ont, en effet, conservé
la joie de vivre légendaire et les moeurs libres, pour ne pas
dire libertines, de leurs ancêtres et ils continuent, malgré
toutes les réprimandes des missionnaires, à se réunir
le soir sous les cocotiers pour s'adonner à leurs plaisirs
favoris : le chant, la danse et l'amour.
Des
rencontres plus ou moins furtives ne suffisent cependant pas à
Gauguin qui possède une forte virilité et qui, de plus,
commence à se sentir bien seul dans sa case. Vers le milieu
de 1892, il trouve finalement la femme qu'il lui faut dans le petit
district de Faaone, sur la côte est, pendant la seule excursion
qu'il entreprend au delà des limites de Mataiea, d'abord en
diligence jusqu'à Taravao et ensuite à cheval. C'est
une ravissante jeune fille typiquement polynésienne, avec le
nez épaté, les lèvres bien charnues, les jambes
et les hanches robustes. Son vrai nom est Teha'amana mais elle est
plus connue sous le nom de Tehura (Te'ura), celui que Gauguin lui
donne dans son récit Noa Noa. Teha'amana n'a que treize ans,
ce que tout le monde à Tahiti, y compris la jeune fille, considère
comme un âge nubile.
Gauguin
fait une demande en mariage en ces termes admirablement directs et
précis.
-
Tu n'as pas peur de moi ?
- Non.
- Veux-tu toujours habiter ma case ?
- Oui.
- Tu n'as jamais été malade ?
- Non.
Les
parents sont un peu plus difficiles. Ils exigent que la première
semaine soit une période d'essai qui décidera de l'avenir.
A la grande joie de Gauguin, ces quelques jours passés, Teha'amana
reste avec lui. « je me remis au travail et le bonheur succédait
au bonheur », écrit-il. « Chaque jour au petit
lever du soleil, la lumière était radieuse dans mon
logis. L'or du visage de Teha'amana inondait tout l'alentour et tous
deux dans un ruisseau voisin nous allions naturellement, simplement
comme au Paradis nous rafraîchir... Teha'amana se livre de plus
en plus, docile, aimante, la noa noa tahitien embaume tout. »
PAISIBLE
EXISTENCE
Le
mariage de Koke (c'est ainsi que Teha'amana et les Tahitiens prononcent
le nom de Gauguin) est beaucoup plus réussi que celui de Lot!,
surtout parce que sa vahine n'a jamais été gâtée
par la vie factice de Papeete. Ses besoins d'argent et de cadeaux
sont insignifiants. Les galanteries et les compliments ne l'intéressent
pas. Le monde des Européens lui par2Cit si étrange qu'elle
n'essaie même pas de comprendre ce que Gauguin fait et elle
le laisse peindre en paix. Le risque de disputes est presqu'inexistant,
car lui ne connaît que quelques douzaines de mots tahitiens
et elle ne parle pas français. Enfin, du point de vue pratique,
que d'avantages de posséder une femme qui s'occupe du linge,
de la cuisine, va à la pêche et sait se procurer des
fruits et des légumes pour la table.
Il
n'y a qu'un inconvénient à avoir une Tahitienne comme
épouse et Gauguin le découvre rapidement : c'est le
défllé des parents à qui il faut souvent faire
des petits cadeaux. Il se trouve même dans la situation assez
unique et peu enviable d'avoir à se défendre, en même
temps, contre deux belles-mères puisque, selon une coutume
polynésienne, encore très répandue aujourd'hui,
Teha'amana a été adoptée très jeune par
un couple voisin, sans pour autant avoir rompu tous les liens avec
ses vrais parents.
Teha'amana
ne tarde pas à se trouver enceinte et la nonchalance avec laquelle
elle prend ce contretemps est une nouvelle occasion pour Gauguin de
l'apprécier davantage. Sans faire trop d'entorse à la
vérité, il peut annoncer l'événement en
ces termes : « je vais bientôt être père
à nouveau en Océanie. Nom de nom ! Il faut donc que
le sème partout. Il est vrai qu'ici il n'y a pas de mal, les
enfants sont bien reçus et retenus d'avance par tous les parents.
C'est à qui sera le papa et la maman nourriciers. Car vous
savez qu'à Tahiti le plus beau cadeau qu'on puisse faire, c'est
un enfant. » D'autre part, aucune réprobation ne frappera
une femme qui se fait avorter et c'est la solution que Teha'amana
choisit.
Bien
sûr, le ciel n'est pas entièrement sans nuage. En menant
une joyeuse vie à Papeete pendant plusieurs mois, au début
de son séjour, Gauguin a gaspillé presque tout son viatique
et il est trop loin de Paris - il faut cinq mois pour recevoir une
réponse à une lettre - pour pouvoir s'occuper sérieusement
de la vente de ses tableaux. Il a aussi de temps en temps des rechutes
qui l'empêchent de travailler. Mais quand il repart pour la
France, rapatrié aux frais du gouvernement, grâce à
sa « mission officielle », le 14 juin 1893, c'est-à-dire
presque jour pour jour deux ans après son arrivée, il
a l'immense satisfaction de rapporter dans ses bagages, soigneusement
enroulées, 66 toiles et une douzaine de sculptures en bois
« ultra sauvages ».
TAHITI
VU PAR GAUGUIN
Dans
quelle mesure ces 66 tableaux nous offrent-ils une image fidèle
de la vie tahitienne dans les années 1890 ? Voici une question
qui a été rarement posée et qui mérite
pourtant une réponse.
Tout
d'abord, une série duvres représente des
paysages, des portraits et de simples scènes de la vie journalière,
telles que femmes tressant dés chapeaux, enfants assis devant
une table chargée de fruits, jeunes gens qui dansent la nuit
autour d'un feu, pêcheurs tirant leur filet, porteurs de bananes,
etc. Tout est juste et exact dans les moindres détails. Mais
ce qui frappe en même temps dans tous ces tableaux, c'est l'absence
totale d'Européens. Les églises en pierre et les maisons
en planches et tôles ondulées sont également bannies.
En autres mots, Gauguin ne nous montre qu'un aspect de la vie à
Tahiti - qui est évidemment le côté le plus idyllique,
primitif et charmant. Emerveillé, il découvre aussi
que, grâce à leur habitude extraordinaire de rester figés
pendant des heures entières, les Tahitiens sont des modèles
parfaits pour le genre de compositions monumentales, dans le style
des fresques de Puvis de Chavannes qu'il aime tant. Vues avec des
yeux d'occidentaux, les poses de bien des personnages des toiles de
Gauguin nous semblent forcées et artificielles mais elles sont,
en fait, toujours exactes. Les seuls éléments décoratifs
d'origine locale qui figurent dans ses oeuvres sont quelques bois
et de nombreux pagnes ou pareu multicolores, et encore ces derniers
ne sont-ils même plus fabriqués d'écorce battue
mais de coupons de cotonnade importée.
Un
autre groupe comprend des tableaux dont les thèmes sont empruntés
à la mythologie et à la religion tahitienne comme, par
exemple, Arearea (jeu de Paume) et Hina Tefatou (Museum of Modern
Art, New York). Ici Il s'agit non de scènes que Gauguin a vues
ou dont ses voisins lui ont parlé, mais de reconstitutions
basées sur la lecture d'ouvrages classiques sur Tahiti, en
particulier « Voyages aux îles du grand Océan »
de Moerenhout, publié en 1837. Il faut surtout remarquer que
les « idoles » massives qui occupent d'habitude une place
dominante dans ces oeuvres sont toutes des créations de l'imagination
fertile de Gauguin et introuvables dans le monde réel. Les
déités qu'il sculpte dans des billes de bois vers la
fin de son séjour, alors que son stock de toile est épuisé,
font également partie de ce panthéon privé.
Enfin,
avec la liberté souveraine que seul un génie peut se
permettre, Gauguin se sert pour beaucoup de ses compositions, apparemment
tahitiennes, d'éléments disparates puisés dans
la collection de photographies et de reproductions duvres
d'art qu'il a apportée de France. Son célèbre
tableau symboliste la orana Maria (aujourd'hui au Metropolitan Museum
à New York) en est un bon exemple. Le motif est biblique :
la vierge Marie avec l'enfant jésus sur l'épaule, adoré
par un ange et deux femmes au torse nu. Le paysage et tous les personnages
sont typiquement tahitiens, ce qui est original pour l'époque.
Il n'y a pourtant aucun doute que Gauguin ait emprunté, non
seulement les poses des deux femmes en adoration mais aussi le grand
arbre stylisé du centre, à un bas-relief du temple bouddhique
de Borobudur à java, dont il possède une photographie.
Pour d'autres compositions tahitiennes, il se sert d'éléments
dérivés de l'art hindou, égyptien, japonais et
grec.
Du
point de vue du style, Gauguin est beaucoup plus éclectique
que dans le passé, alternant avec une grande aisance entre
une manière « synthétique » de peindre en
simplifiant les formes, et une technique impressionniste. Il n'y a
pas de doute que l'isolement complet dans lequel il vit pendant ces
années, loin de Paris, des expositions, des revues d'art et
d'autres artistes, a plutôt une influence bienfaisante dans
le sens qu'il devient plus indépendant et que son originalité
s'affirme. Cette évolution est hâtée par sa méthode
délibérée de travailler de préférence
de mémoire dans son atelier, afin de libérer son imagination.
Le domaine dans lequel il s'éloigne le plus de la réalité
est, comme toujours, celui de la couleur et c'est essentiellement
par son choix subjectif - arbitraire, disent les critiques - qu'il
réussit à conférer à ses oeuvres cette
intensité suggestive et troublante que Mallarmé a si
bien définie quand il s'est étonné qu'un peintre
ait pu mettre « autant de mystère dans tant d'éclat.
»
LE
JUGEMENT DU PUBLIC PARISIEN
Bien
que les innovations esthétiques de Gauguin soient beaucoup
moins révolutionnaires que celles de ses trois grands contemporains,
Cézanne, Seurat et Van Gogh, son exposition qui a lieu chez
Durand-Ruel, dans les meilleures conditions, en novembre 1893, et
qui est précédée d'une publicité considérable,
est un fiasco complet. Même les critiques et les spécialistes
les plus avisés se méprennent sur ses intentions. Ses
couleurs hardies font hurler la foule.
Le
pire, c'est que cet échec confirme l'opinion de Mette qui trouve
que son mari, barbouilleur et coureur des mers, est doué pour
tout, sauf pour la peinture, et elle refuse de le revoir s'il n'abandonne
pas cette folie, sacrifice qu'il ne consent pas à faire, même
pour elle. Pour comble de malheur, sa santé déjà
chancellante est fortement ébranlée par deux accidents
stupides. Le premier arrive en Bretagne où il s'est retiré
au printemps 1894. Dans une bagarre avec des matelots, très
supérieurs en nombre, sa jambe droite est brisée au
dessus de la cheville. Cette douloureuse fracture ouverte ne guérira
jamais complètement. Le second accident se produit quand il
contracte la syphilis, un an plus tard, avec une prostituée
rencontrée dans un bal musette à Montparnasse.
VOYAGE
AUX ILES-SOUS-LE-VENT
Dégoûté
de la vie civilisée et résigné à ne jamais
connaître la gloire pendant son vivant, Gauguin décide,
après avoir voulu un instant s'intaller aux Samoa, de retourner
à Tahiti. Un héritage de 13.000 francs de son oncle
Isidore, décédé opportunément, lui fournit
les fonds nécessaires. Cette fois-ci il cherche l'oubli et
sait qu'il ne reviendra plus. Après une nouvelle traversée
de l'Océan Indien sur un paquebot des Messageries Maritimes,
il continue sur Auckland, en Nouvelle-Zélande, pour trouver
une correspondance. Il arrive finalement à Tahiti le 9 septembre
1895, sur le vapeur Richmond.
Son
séjour commence bien. Le nouveau gouverneur l'invite à
l'accompagner pendant le voyage officiel qu'il entreprend pour annexer
définitivement les lles-sous-le-Vent. Gauguin accepte avec
empressement et c'est donc dans le rôle inattendu de membre
de l'état-major de cette expédition politico-militaire
qu'il visite pour la première fois d'autres îles des
Etablissements Français de l'Océanie. Déjà
Huahine, où un repas pantagruélique, suivi d'interminables
danses et chants, attend la cohorte, lui plaît assez. Mais ce
n'est qu'à Bora Bora qu'il ressent un véritable enthousiasme.
« je vous assure »,. écrit-il à un ami,
« qu'on a parlé, hurlé, chanté quatre jours
et quatre nuits extraordinaires de réjouissances, tout comme
à Cythère. Vous n'avez pas une idée de cela en
France. » Et il ajoute avec une hilarité très
compréhensible : « Drôle de reine celle de Bora
Bora, et ma foi un esprit prévoyant. Voulant que les fêtes
soient tout-à-fait tahitiennes, elle a décrété
: Pendant la durée des fêtes, toutes les lois concernant
le mariage seront abrogées. Aussi messieurs les possesseurs
de femme sont tenus de garder à la maison leurs épouses,
sinon toutes les réclamations à ce sujet seront nulles.
»
A
LA RECHERCHE DU BONHEUR PERDU
A
son retour à Tahiti, Gauguin doit trouver un endroit où
il pourra se fixer définitivement. Quand il vivait à
Matalea, il était obligé de passer cinq heures dans
la diligence chaque fois qu'il avait à faire à Papeete.
Maintenant, en raison de sa mauvaise santé, il lui faut habiter
plus près de la capitale où se trouve l'hôpital.
C'est également le seul endroit de l'île où il
y a un bureau de postes, des magasins bien fournis, des tavernes et
une société européenne. Il s'installe donc dans
le district de Punaauia, sur la côte ouest, à une distance
d'environ 12 kilomètres de Papeete. Le choix est heureux à
d'autres points de vue aussi : la vue sur l'île proche de Moorea
est splendide, il pleut beaucoup moins qu'à Mataiea et le lagon
est plus abrité contre les vents alizés. Afin de ne
plus dépendre de la diligence, il s'offre, pour 300 francs,
un cheval et une voiture.
Avec
un acharnement pathétique, il se lance dès le premier
jour à la pour suite du bonheur perdu, c'est-à-dire
qu'il essaie de reconstituer minutieusement la vie heureuse qu'il
a menée avec Teha'amana à Mataiea. Quand celle-ci refuse
catégoriquement de se remettre en ménage avec lui -
elle est surtout effrayée par ses plaies suppurantes - il la
remplace par une autre jeune fille du même âge, mais moins
difficile, Pau'ura. D'autre part, il fréquente ses voisins
tahitiens et les accompagne souvent le soir lorsqu'ils se réunissent
sur la plage pour s'amuser.
Sa
tentative échoue lamentablement. S'il n'arrive pas à
remonter le fleuve du temps, c'est évidemment avant tout parce
qu'il n'est plus le même homme. Ce ne sont pas seulement tous
les malheurs encourus en France qui l'ont marqué. L'expérience
unique et fascinante qu'il avait faite à Matelea, en découvrant
avec émerveillement un monde nouveau, ne peut plusse renouveler.
Peut-être, sa déception est-elle aussi due au fait que
Pau'ura est bien inférieure à Teha'amana, car elle est
à la fois stupide, paresseuse et désordonnée.
Sa
peinture souffre des mêmes causes : il se répète
trop, aussi bien dans le choix de ses motifs que dans les moyens d'expression
employés, et retrouve rarement la spontanéité
et le souffle créateur d'autrefois. Même les meilleures
des 25 toiles qu'il exécute en 1896 et 1897, comme par exemple
Le rêve (Rerioa) et Nevermore (toutes les deux au Courtauld
Institute à Londres), ne sont que des versions plus élaborées,
plus artificielles et plus tristes de La Boudeuse (Art Museum, Worcester,
Etats-Unis) et de Manao tupapau (Albright-Knox Art Gallery, Buffalo,
Etats-Unis), datant de 1891 et 1892. Mais si l'on veut être
juste, il ne faut pas oublier que Gauguin souffre très souvent
de la plaie inguérissable de sa cheville, compliquée
d'un eczéma syphilitique, et que ces douleurs laissent forcément
des traces pénibles dans ses oeuvres.
GAUGUIN
CHEZ LUI
A
ses souffrances physiques et morales s'ajoutent des soucis constants
d'argent, aggravés au début de 1897 par la mort du propriétaire
du terrain où il vit etsavente par les héritiers, événernentfâcheuxqui
l'oblige àdéménager. Afin d'éviter une
pareille mésaventure dans l'avenir, il épuise toutes
ses ressources et emprunte même, ce qui lui permet finalement
d'acheter un beau terrain d'une superficie d'un hectare, situé
au bord de la mer, à un kilomètre plus au sud dans le
même district, et d'y construire une confortable maison en bois
de style colonial, mesurant dix mètres sur huit, avec, en annexe,
un atelier de dimensions égales.
Son
apport personnel à l'installation consiste en de nombreux panneaux
de bois sculptés qu'il cloue aux murs de la chambre à
coucher et de l'atelier. Selon Henry Lemasson, le jeune directeur
des Postes qui est devenu son ami, la maison est meublée de
façon sommaire et hétéroclite. Les visiteurs
sont tenus à de grandes précautions lorsqu'ils s'y déplacent,
en raison de la quantité de peintures, pinceaux, rouleaux de
toile, livres, vêtements, instruments de musique et divers autres
objets qui trieinent dans le plus grand désordre. Lemasson
décrit également le seigneur des lieux en ces termes
: « L'artiste était de forte stature, yeux bleus, teint
coloré, un peu boucané, cheveux et barbe châtain
grisonnants, barbiche plutôt clairsemée. Chez lui, il
s'habillait généralement à la manière
des indigènes, d'un simple tricot de coton et d'un pagne ou
pareu laissant les jambes nues. Lorsqu'il venait à Papeete,
il s'habillait à l'européenne : veston (à col
droit) et pantalon de toile blanche ou le plus souvent de toile bleue,
genre toile de Vichy, souliers de toile blanche, chapeau de paille
de pandanus à larges bords. Des plaies ulcéreuses aux
jambes, conséquence d'un état de santé fort compromis,
le faisant légèrement bditer, il s'aidait d'une grosse
canne rustique. »
LA
MORT DANS L'AME
Depuis
qu'il n'a plus de loyer à payer, Gauguin peut facilement vivre
avec 150 francs par mois puisque ses seules dépenses sont celles
qu'il fait dans le magasin chinois, de l'autre côté de
la route, pour la nourriture, le vin et le tabac. Malheureusement,
il n'arrive pas à gagner régulièrement cette
somme, même en acceptant de vendre ses toiles à des prix
dérisoires, de 100 à 200 francs.
La
solution qui semble s'imposer d'elle-même, vers la fin de l'année,
est aussi simple que cruelle. Sa santé se détériore
si vite - il vomit du sang, étouffe et s'évanouit souvent
- qu'il est persuadé que ses jours sont comptés. Lorsque,
contre toute attente, sa carcasse continue à résister,
en même temps que les douleurs s'intensifiant, il se dit qu'il
vaut mieux en finir délibérément avec cette existence
insupportable. Avant de disparaître, il veut peindre un dernier
grand tableau qui aura comme thème le destin humain et qui
constituera son testament spirituel. Il s'agit, bien sûr, de
la grande fresque D'où venonsnous ? Qui sommes-nous ? Où
allons-nous ? (Museum of Fine Arts, Boston, Etats-Unis). Cette oeuvre
terminée, rassemblant ses dernières forces, Gauguin
se retire dans les montagnes et absorbe une forte dose d'arsenic.
Trop forte, semble-t-il, car ayant déjà perdu conscience,
il se met soudain à vomir et rejette le poison.
Par
miracle, il se remet petit à petit mais c'est la mort dans
l'âme qu'il continue à vivre. Même dans cet état
de prosternation, il lui faut gagner de quoi se nourrir, sans compter
qu'il doit rembourser la dette qu'il a contractée pour bâtir
sa belle maison. Dans le passé, il n'a jamais voulu accepter
une occupation qui pourrait l'empêcher de peindre. Depuis la
crise qui a culminé par son suicide raté, il n'a plus
d'espoir, plus d'ambition, et il est prêt à accepter
n'importe quoi à n'importe quelle condition. On est tenté
de voir dans cette attitude une autre forme de disparition volontaire.
La preuve en est qu'en avril 1898, Gauguin accepte de s'installer
en ville et de s'enterrer vivant dans les tristes locaux des Travaux
publics, où il est payé six francs par jour pour faire
des plans, des décalques et des dessins techniques.
Après
un an de travail qu'il caractérise lui-même avec un certain
humour noir d' « inepte » et de « peu cérébral
», et après plusieurs séjours à l'hôpital,
il a en effet récupéré suffisamment de forces
pour se libérer momentanément de son esclavage. A la
même époque, plus exactement le 19 avril 1899, sa vahine
Pau'ura, désespérément fidèle, donne le
jour à un garçon, dont Gauguin a toutes raisons de penser
qu'il est le père. Il le nomme Emile, comme son fils ainé
issu de son mariage avec Mette, et remarque sans trop de conviction
que « l'enfant va peut-être me rattacher à la vie
qui me pèse tellement en ce moment. » Il sort même
ses pinceaux et peint deux versions légèrement différentes
d'une belle Maternité (l'une à l'Hermitage à
Leningrad et l'autre appartenant à M. David Rockefeller, New
York). Ajoutons que divers directeurs de galerie plus entreprenants
que scrupuleux, ont au cours de ces dernières années
tenté d'exploiter les prétendus talents artistiques
- totalement inexistants - de ce fils naturel qui a enfin retrouvé
aujourd'hui la paix dans son île natale.
JOURNALISME
ET POLITIQUE
Pendant
dix ans, Gauguin a travaillé comme remisier à la Bourse
de Paris. Il devrait donc sans difficulté trouver une situation
de gérant ou de comptable dans une maison de commerce à
Papeete. Mais les négociants locaux ne le croient pas plus
doué pour les affaires que pour la peinture. Par contre, tout
le monde en convient, il a récemment fait montre d'un réel
talent d'écrivain en publiant dans une feuille politique locale
quelques lettres ouvertes dans lesquelles il a attaqué avec
une virulence rare l'administration coloniale. Les propriétaires
de cette feuille mensuelle, Les Guêpes, sont les plus impressionnés
et ils l'engagent, à partir du mois de février 1900,
comme rédacteur en chef de leur illustre organe.
Pour
Gauguin c'est une belle occasion de se venger et, pendant plus d'un
an, dans un flot d'articles plus ou moins spirituels et souvent grossièrement
insultants, il attaque pêle-mêle ses ennemis personnels
et ceux de ses patrons. Une tentative de publier un autre journal
satirique illustré, Le Sourire, imprimé à l'aide
d'un duplicateur modèle Edison, et dont il est lui-même
le propriétaire, ne rencontre pas le même succès.
Le tirage ne dépasse jamais 24 exemplaires.
Avec
toutes ces occupations et dans l'état moral et physique déplorable
où Gauguin se trouve pendant ces années de la fin du
siècle, on comprend très bien qu'il ne peigne qu'occasionnellement
et souvent mal. L'année 1900, quand il rédige Les Guêpes,
est du reste la seule dans toute sa vie d'artiste où sa production
est nulle. Mais pendant les deux années qui ont précédé,
il est quand même arrivé à brosser une vingtaine
de tableaux, dont le splendide Cheval blanc du jeu de Paume. Fait
significatif, il l'exécute sur commande, pour payer une dette.
L'affaire rate lamentablement car son commanditaire refuse de payer
pour un cheval vert, espèce inconnue, et rejette péremptoirement
l'explication de Gauguin selon laquelle, à Tahiti, avec la
végétation luxuriante et la lumière intense,
le vert domine toutes les autres couleurs. Dans ce tableau et encore
plus nettement dans Les seins nus, aujourd'hui au Metropolitan Museum
de New York, on discerne une évolution très heureuse
vers un art plus pur. Les sujets d'inspiration religieuse et mythologique
sont totalement absents et rares sont maintenant les toiles anecdotiques
ou littéraires, surchargées d'un bric-à-brac
exotique.
LA
DERNIÈRE ILE
La
délivrance de cette existence avilissante qui l'a détourné
si longtemps de sa vraie vocation, vient de Paris. Son sauveur est
le jeune marchand de tableaux Ambroise Vollard qui, avec un flair
extraordinaire, a soutenu, dès le début, des génies
méconnus, rejettés, conspués, tels que Redon,
van Gogh et Cézanne. Gauguin a maintes fois, mais en vain,
essayé de trouver un marchand disposé à prendre
tout ce qu'il produit contre un versement régulier de mensualités.
Et voilà que Vollard lui propose précisément
ce contrat! En rétrospective, les termes ne nous paraissent
pas particulièrement généreux, car la mensualité
ne s'élève qu'à 350 francs tandis que le prix
unitaire des tableaux est fixé à 250 francs. Mais considérant
l'indifférence générale que Gauguin a rencontrée
partout ailleurs chez les marchands et les collectionneurs, l'offre
de Vollard est sinon magnifique, tout au moins honnête. C'est
en tout cas l'opinion du peintre qui s'empresse de l'accepter.
Pour
la première fois depuis qu'il vit de son art, à l'âge
de 53 ans, Gauguin est donc tout à coup libéré
de tous ces soucis d'argent qui ont toujours été une
entrave pour lui. Avec un courage admirable, il décide immédiatement
d'abandonner l'existence qu'il s'est créée à
Tahiti après tant d'efforts et de sacrifices, avec sa belle
villa, sa vahine assez gentille et ses amis utiles et souvent de bonne
compagnie. Et ceci exclusivement dans le but de poursuivre son pèlerinage
aux sources. Les îles où il pense pouvoir réaliser
son rêve, vieux de quinze ans, d'aller vivre parmi un peuple
primitif, sont les Marquises, 700 milles au nord-est de Tahiti et
qui font aussi partie administrativement des Etablissements Français
de l'Océanie. Les liaisons maritimes sont excellentes. En s'embarquant
sur le vapeur La Croix du Sud le 10 septembre 1901, il arrivesix jours
plus tard à sa destination, le petit village d'Atuona, dans
l'île de Hivaoa.
Le
choix de Gauguin s'explique surtout par le fait qu'il a vu à
Tahiti plusieurs belles collections d'objets marquisiens, des statues,
des bois, des pagaies, des massues, des couronnes et des pendants
d'oreilles, sculptés ou ornés avec une finesse, une
élégance et un goût si remarquables qu'il s'est
exclamé : « Chez le Marquisien surtout, il y a un sens
inouï de la décoration. Donnez-lui un objet de formes
géométriques quelconques, même de géométrie
gobine, il parviendra, le tout harmonieusement, à ne laisser
aucun vide choquant et disparate. La base est le corps humain ou le
visage, le visage surtout. On est étonné de trouver
un visage là où on croyait à une figure étrange
géométrique. Toujours la même chose et cependant
jamais la même chose. »
Son
erreur est de croire qu'il reste encore beaucoup d'objets anciens
aux Marquises et qu'on y trouve encore des sculpteurs et des graveurs
capables d'exécuter de tels chef-duvres. Une fois
installé, il constate avec fureur : « Aujourd'hui, même
à prix d'or, on ne retrouverait plus de ces beaux objets en
os, en écaille, en bois de fer qu'ils faisaient autrefois.
La gendarmerie a tout dérobé et vendu à des amateurs
collectionneurs et cependant l'Administration n'a pas songé
un seul instant, chose qui lui aurait été facile, à
faire un musée à Tahiti de tout l'art océanien.
» On attend toujours la réalisation de cet excellent
projet!
Quant
aux habitants d'Atuona, ils sont presqu'aussi civilisés que
les Tahitiens qu'il a connu à Mataiea et à Punaaula
et les vrais maîtres du village ne sont plus les chefs marquisiens
mais les missionnaires et les gendarmes. La seule différence,
c'est qu'il y a dans cet archipel plus de confusion, de désordre,
et de conflits, dus aux efforts trop sporadiques de colonisation et
d'évangélisation.
«
LE DROIT DE TOUT OSER »
Gauguin
essaie de se consoler en se disant qu'il aura au moins la paix pour
travailler dans ces îles du bout du monde. Au centre d'Atuona
se trouve un terrain vague appartenant à la mission catholique.
Il l'achète et s'y fait construire une résidence magnifique
comme on n'en a jamais vue aux Marquises. Ce qui constitue l'originalité
principale de ce bâtiment, de 13 mètres de long sur 6
mètres de large, est qu'il a un étage. Au rez-de-chaussée,
deux pièces fermées, d'un côté la cuisine
et de l'autre un atelier de sculpture, sont séparées
par la salle à manger, sans murs extérieurs ce qui en
fait un endroit très frais et aéré. Le premier
étage comprend une petite chambre à coucher et un vaste
atelier avec de larges baies. Autour de la porte d'entrée,
Gauguin place cinq panneaux de bois sculptés, dont un en guise
de linteau, sur lequel les missionnaires scandalisés et les
colons amusés peuvent lire cette inscription : MAISON DU JOUIR.
Ce
nom convient à merveille car, attirés par les rasades
de vin que Gauguin leur dispense généreusement, les
hommes et les femmes du village viennent bavarder, chanter et danser
tous les soirs. Selon un scénario devenu classique, le peintre
ne tarde pas à installer chez lui à demeure une jeune
fille de quatorze ans qui porte un nom français, Marie-Rose,
car elle est pensionnaire à l'école catholique d'Atuona.
Bien sûr, très vite, elle est enceinte. Le dénouement
est cette fois un peu différent : Marie-Rose rentre chez ses
parents, dans la vallée d'Hekeani, pour y accoucher et y reste.
Confortablement
installé avec deux domestiques, sans souci d'argent, riche
même selon le contexte local, et en relativement bonne santé,
Gauguin se met à peindre avec acharnement et joie. Dans l'espace
de quelques mois il termine une vingtaine de tableaux dont les plus
beaux, Et l'or de leur corps, du jeu de Paume, et les deux versions
des Cavaliers sur la plage, appartenant respectivement à M.
Stavras Niarchos et au Folkwang Museum d'Essen, représentent
l'ultime étape dans sa longue évolution veis une peinture
pure où l'essentiel n'est plus le sujet mais le rythme et les
couleurs C'est justement à cause de son rôle libérateur,
parce qu'il a su se débarrasser de toutes ses anciennes en
'raves académiques et réalistes, que Gauguin n'est pas
resté poir la postérité un simple conteur de
fables polynésiennes mais un précurseur important de
l'art moderne, sans jamais avoir été pour autant le
fondateur d'une « école » quelconque. Ou, comme
il a si bien défini lui-même, dans une lettre éciite
aux Marquises, sa place dates l'histoire de l'art, il a conquis pour
les futures générations de peintres « le droit
de tout oser ».
LE
TRAQUENARD
On
voudrait pouvoir arrêter ce récit sur cette image paisible
de l'artiste qui mène désormais une vie consacrée
entièrement à l'art. Mais la vie réelle ne se
déroule pas toujours selon le schéma idéal d'un
roman ou d'une oeuvre dramatique. Vers le milieu de l'année
1902, lorsque Gauguin a enfin atteint cette phase finale de son existence
où tout est simple, clair et facile, soudain tout se gâte
pour lui.
Les
causes sont multiples. Les « bringues » continuelles dans
la Maison du jouir et l'enlèvement de Marie-Rose ont provoqué
la colère du tout-puissant évêque des Marquises.
Gauguin riposte en taillant dans deux morceaux de bois d'affreuses
caricatures de l'évêque et d'un des pères. Mais
les missionnaires font également preuve d'un esprit caustique
car, à partir de ce moment, ils ne disent plus « Gauguin
» mais « Coquin ». Pire encore sont ses démélés
avec les gendarmes à qui a été confié
la tâche impossible et absurde de civiliser, à l'aide
du code Napoléon, les restes pitoyables d'un peuple aux moeurs
totalement différentes et qui, de surcroît, ignore la
langue française. Automatiquement, Gauguin prend la défense
des Marquisiens qui, certes peuvent s'enivrer et se battre sauvagement,
mais qui, le plus souvent, ne sont coupables d'autre crime que d'ignorer
le flot des lois, d'arrêtés et de décrets, pris
à Papeete ou à Paris, et que les interprètes
n'arrivent jamais à leur expliquer.
En
même temps qu'il perd sa bonne humeur et son précieux
temps dans des luttes futiles contre les gendarmes, ses douleurs reprennent
avec force, suivies de palpitations et d'une baisse sensible de la
vue. Afin de trouver un peu de sommeil, il doit à nouveau avoir
recours à la morphine. Ne pouvant plus marcher, il fait venir
une voiture de Tahiti. Puisque les centres du pouvoir se trouvent
à Papeete et à Paris, chaque fois que sa santé
le lui permet, il compose avec une véritable furia francese
de longues lettres et suppliques qu'il envoie aux autorités,
à ses amis et aux journaux. Pour peindre, il ne lui reste plus
un seul instant.
La
machine administrative est lourde et il faut du temps pour qu'elle
se mette en marche. Mais, sans que Gauguin s'en doute, elle est lancée
et va bientôt l'atteindre et l'écraser. Le commandant
de la gendarmerie, décidé à se débarrasser
de ce gêneur et fauteur de troubles dont son brigadier à
Atuona se plaint sans cesse dans ses rapports, a averti le gouverneur.
Celui-ci vexé par une lettre ouverte de Gauguin, publiée
dans L'Indépendant, le journal local qui a succédé
aux Guêpes, fait savoir au juge envoyé en tournée
aux Marquises qu'il est couvert au cas où il trouverait un
bon prétexte pour entamer des poursuites contre ce «
mauvais français » et cet « individu de basse qualité
».
Le
juge n'a aucun mal à découvrir que le peintre s'est
effectivement rendu coupable de diffamation envers un gendarme en
demandant, dans une lettre adressée à l'administrateur
des îles Marquises, une enquête sur une sombre histoire
de contrebande qui s'est passée dans l'île voisine de
Tahuata. Gauguin est convoqué le 27 mars 1903 pour répondre
de cette accusation. Faute de temps, l'instruction se fait à
l'audience et, après avoir vite rejetté sa demande de
renvoi, le juge le condamne à cinq cents francs d'amende et
trois mois de prison ferme. L'injustice du verdict est d'autant plus
énorme que la loi invoquée ne s'applique qu'aux déclarations
diffamatoires imprimées.
Outré,
écoeuré, mais en même temps plus combattit que
jamais, Gauguin décide d'aller faire appel à Papeete,
auprès du Tribunal supérieur de la colonie, et consacre
dorénavant tout son temps et toute son énergie à
la préparation de son dossier de défense. Le 8 mai,
quelques semaines avant le passage du bateau qui doit le conduire
à Tahiti, quand son voisin Tioka s'arrête à onze
heures du matin à la Maison du jouir, il trouve Gauguin étendu
sur le rebord de son lit, une jambe pendant à l'extérieur.
Ayant recours à une vieille méthode marquisienne, brutale
mais efficace, Tioka le mord au crâne. Gauguin ne réagit
toujours pas. Il n'y a plus de doute : il est mort. D'une voix aiguë,
Tioka entonne une ancienne lamentation funèbre.
Sur
une table se trouve une petite fiole vide qui contenait du laudanum
ou de la morphine. Peut-être Gauguin a-t-il pris une dose trop
forte? Des gens du village affirment que c'est délibérément,
par erreur pensent d'autres. La fiole est peut-être vide depuis
longtemps.
Les
deux domestiques de Gauguin arrivent enfin et repartent aussitôt
répandre la nouvelle dans le village. Un quart d'heure plus
tard, la petite chambre qui sent le renfermé est pleine de
curieux. Tous ces gens, affligés plus ou moins sincèrement,
sont vite rejoints non seulement par le Pasteur, qui tente une respiration
artificielle, mais aussi, à la surprise générale,
par l'évêque, accompagné de deux frères
de l'école de garçons voisine. S'il vient rendre cette
dernière visite à son adversaire, c'est parce que Gauguin,
catholique par le baptême, ne peut être enterré
comme un pa7ien. Le gendarme est là, lui aussi, soucieux de
ses prérogatives car Gauguin, mort ou vif, doit respecter la
loi. Sans délai, il rédige un acte de décès
et demande aux deux personnes arrivées les premières
sur les lieux, Tioka et le commerçant Frébault, de le
signer. Pointilleux comme toujours, il ajoute dans la marge la remarque
suivante qui sonne comme un reproche : « On sait qu'il est marié
et père de famille, mais on ignore le nom de sa femme. »
La
réglementation en vigueur prescrit l'inhumation dans les vingt-quatre
heures. Toutefois, comme pour contrarier le gendarme une fois de plus,
Gauguin marque les derniers points : avec trois heures de retard,
à deux heures de l'après-midi, le jour suivant, le cercueil,
hâtivement et grossièrement fabriqué, est déposé
dans la terre rouge et volcanique du cimetière catholique sur
la colline de Hueakihi, au-dessus d'Atuona. A l'exception des quatre
fossoyeurs, la seule personne qui a pris la peine de gravir la pente
abrupte dans la chaleur du jour, est Emile Frébault. La seule
oraison funèbre prononcée par les missionnaires est
cette note amère, insérée par Mgr Martin dans
une lettre adressée à ses supérieurs : «
Il n'y aura eu de bien saillant ici que la mort subite d'un triste
personnage, nommé Gauguin, artiste de renom, ennemi de Dieu
et de tout ce qui est honnête. »
L'administrateur
des Marquises écrit dans un rapport : « J'ai averti les
créanciers du défunt... Le passif excédera de
beaucoup l'actif, les quelques tableaux du défunt, peintre
décadent, ayant peu de chance de trouver amateur. »