Paul Gauguin

Peintre Aventurier

1848 ~ 1903

La decouverte de l'art primitif

LA DÉCOUVERTE DE L'ART PRIMITIF

Gauguin n'a pas été le seul artiste européen à puiser son inspiration dans les pays exotiques. Parmi les peintres français, les noms de Delacroix et Decamps viennent évidemment tout de suite à l'esprit. Mais ils se sont rarement aventurés plus loin qu'en Afrique du Nord ou en Asie Mineure et l'influence de leurs rencontres avec des ethnies et des cultures différentes se limite strictement à la nouveauté des motifs, n'affectant leur style d'aucune manière.

Par contre, Gauguin est le premier grand peintre à apprécier et étudier l'art des peuples dits primitifs et exotiques et à utiliser consciemment leur style et leur technique. Son r8le d'initiateur et de rénovateur dans ce domaine commence dès 1886 par une série de vases en grès sculptés à la main, fabriqués sans l'aide de la roue du potier, qui sont nettement d'inspiration américaine précolombienne.

Dans sa jeunesse, pendant cinq ans, Gauguin a été marin, pilotin, et même officier de navigation, avant de devenir boursier et peintre du dimanche. Les voyages et la mer ne l'effraient donc pas. La destination qu'il se fixe en 1887 pour son premier voyage d'étude outre-mer, Panama, est précisément dicté par son admiration pour l'art précolombien. La misère et la maladie mettent brutalement fin à cette aventure.

Peu de temps après, il a l'heureuse surprise de voir à Paris même, au Musée Guimet, qui ouvre ses portes au début de 1888, et pendant l'exposition universelle de 1889, tant d'échantillons de l'art merveilleux des Indes, du Cambodge et de java, qu'il essaie de trouver un emploi dans l'administration française du Tonkin. Après le refus catégorique du Département des colonies de prendre sa demande au sérieux, il décide de s'installer à Madagascar et persuade quelques peintres amis, dont Vincent van Gogh, de se joindre à lui.

POURQUOI TAHITI ?

C'est un de ses compagnons, le jeune Emile Bernard, qui fait valoir à Gauguin que Tahiti est un endroit préférable en tout point. La seule source d'information dont Bernard dispose est La mariage de Loti et la description que fait l'auteur de la vie dans cette île légendaire semble bien indiquer qu'elle a très peu changé depuis l'époque où les récits de Wallis, Bougainville et Cook ont soulevé dans toute l'Europe un enthousiasme général et un véritable culte du bon sauvage.

Gauguin connaît bien ce roman à la mode pour l'avoir lu pendant son séjour à Arles chez Vincent van Gogh, mais il se méfie des embellissements littéraires de l'auteur. Bernard lui envoie donc un guide officiel, ouvrage plus sérieux, publié par le Département des colonies, dans lequel Gauguin trouve ce renseignement encourageant pour un peintre démuni : « Pendant qu'à l'extrémité opposée de la planète terrestre, hommes et femmes n'obtiennent qu'après un labeur sans répit la satisfaction de leurs besoins... Tahitiens et Tahitiennes au contraire, heureux habitants des paradis ignorés de l'Océanie, ne connaissent de la vie que les douceurs. Pour eux, vivre c'est chanter et aimer. » Gauguin n'hésite plus. C'est dans ce paradis parfait, avec ses heureux sauvages, qu'il réalisera son rêve.

Dans une interview publiée dans L'Echo de Paris le 23 février 1891, cinq semaines avant son départ pour Tahiti, il explique ainsi son programme de travail : « je pars pour être tranquille, pour être débarrassé de l'influence de la civilisation. je ne veux faire que de l'art simple; pour cela, l'ai besoin de me retremper dans la nature vierge, de ne voir que des sauvages, de vivre leur vie, sans autre préoccupation que de rendre, comme le ferait un enfant, les conceptions de mon cerveau avec l'aide seulement des moyens d'art primitifs, les seuls bons, les seuls vrais. »

JOURS DE TRAVERSÉE

Malgré sa foi absolue dans l'image mirifique qu'offrent ces deux ouvrages, les seuls qu'il se donne la peine de lire, Gauguin n'a nullement l'intention de se fixer pour toujours à Tahiti. Il ne restera que deux ou trois ans, le temps nécessaire pour pouvoir monter à son retour en Europe une exposition qui constituera la consécration définitive de son génie. En même temps qu'elle lui apportera la gloire, cette réussite lui permettra de réunir enfin autour de lui sa femme danoise, Mette, et ses cinq enfants qui, en attendant des jours meilleurs, sont installés à Copenhague depuis 1885. Mette partage ce rêve et voit, comme son mari, dans ce lointain voyage le meilleur moyen de le réaliser.

En dépit de la mort subite de van Gogh et du lâche abandon de tous ses autres amis, Gauguin fixe le départ au 1er avril 1891. Une vente aux enchères de tout son stock de tableaux lui procure presque 10.000 francs et une imprécise « mission officielle » lui donne droit à une réduction de 30 Y, sur les navires de la Compagnie des Messageries Maritimes qui assure un service régulier entre Marseille et Nouméa, en Nouvelle-Calédonie, passant par le canal de Suez et l'Australie. A Nouméa, Gauguin a la chance de pouvoir continuer sa route après seulement une semaine d'attente sur un vieil aviso-transport de la Marine. Ainsi la durée totale de sa traversée n'est que de 69 jours, ce qui est considéré alors comme très rapide.

Le journal Officiel du 11 juin 1891 nous annonce l'arrivée de Paul Gauguin en ces termes :

« Le transport la Vire, commandant Dupré, a mouillé sur rade Je Papeete le mardi 9 du courant, dans la matinée, venant de Nouméa.
Avaient pris passage à bord :
MM. Swaton, capitaine d'infanterie de marine; Goguin, artiste peintre, en mission à Tahiti Deflin, maréchal des logis de gendarmerie; Mme Deflin ;1 sergent, 3 caporaux, 30 soldats d'infanterie de marine, 1 trompette, 1 canonnier d'artillerie; 3 militaires congédiés; Mlle Fanny Faatauira, Tahitienne. »

LA PERLE DU PACIFIQUE

Grâce à sa mission officielle - qui consiste en tout et pour tout d'une simple lettre de recommandation du Département - quand il débarque à Papeete le 9 juin, Gauguin est très bien reçu par le gouverneur Lacascade. Le soir même, il est admis au Cercle militaire, réservé normalement aux officiers et aux fonctionnaires métropolitains. Ce club très sélect est situé au centre de la ville, devant le Palais royal, et comprend une buvette originale, enfouie dans les branches d'un immense banian, à trois mètres au-dessus du sol, où les membres boivent de l'absinthe et jouent aux dominos.

Malgré les égards dont il est l'objet, le peintre est terriblement déçu par la petite capitale des Etablissements Français de l'Océanie. Au lieu du charmant village indigène qu'il avait espéré trouver, il découvre une agglomération confuse de magasins, de tavernes et de villas, en briques ou en bois, aux toits de tôles ondulées rouillées. Les rares indigènes qu'il rencontre portent un mélange de vêtements européens grotesques : pareu à fond rouge ou bleu, imprimé de grandes fleurs, ou pantalon noir, avec une chemise blanche aux pans flottants, et un canotier, pour les hommes, tandis que d'amples robes tombent jusqu'aux chevilles des femmes.

Les braves bourgeois de Papeete ont fièrement baptisé leur minable petite sous-préfecture « La perle du Pacifique », - ce qui rîme fâcheusement avec « Clochemerle du Pacifique », épithète bien plus appropriée. Pour utiliser les propres mots de Gauguin, il est « désillusionné par ces choses si loin de ce que j'avais désiré et surtout imaginé, écoeuré par toute cette trivialité européenne. »

Son premier réflexe est de s'enfuir tout de suite à l'autre bout de l'île mais plusieurs événements importants le retiennent plus ou moins contre son gré. Le premier a lieu le 12 juin, trois jours seulement après son arrivée. Il s'agit du décès de Pomare V qui, malgré la transformation du protectorat en colonie en 1880, a conservé lusqu'à sa fin le titre de roi de Tahiti et dépendances. Gauguin suit le cortège jusqu'au mausolée de la dynastie Pomare, à Arue, qu'il caractérise très justement de « monument inénarrable, en contrasten avec la belle nature ».

La disparition du roi est cependant vite oubliée pendant les célébrations de la fête nationale du 14 juillet qui durent plusieurs semaines et attirent une foule d'indigènes des districts de Tahiti et de Moorea, donnant ainsi une belle occasion au peintre d'étudier et de dessiner des types de Polynésiens plus purs et intéressants.

Quand, au mois d'août, il est sur le point de quitter Papeete, il est saisi subitement d'une sérieuse hémorragie, conséquence d'u@le hépatite contractée à Panama. Les deux médecins omnipraticiens du petit hôpital militaire diagnostiquent une crise cardiaque. lis lui administrent de ladigitaline et lui appliquent des ventouses sur la poitrine et des sinapismes sur les jambes. Il se remet tant bien que mal de ce traitement de choc et, une fois renvoyé de l'hôpital, n'ose pas s'éloigner plus loin que le district de Paea, où il trouve refuge chez l'instituteur français de l'endroit.

GAUGUIN S'INSTALLE A MATAIEA

Espérant toujours trouver loin de la ville sinon de vrais sauvages, du moins des indigènes qui ont mieux conservé les coutumes et les traditions anciennes, Gauguin, dès que sa santé le lui permet, vers la mi-octobre 1891, s'installe à 46 kilomètres de Papeete, dans le district de Mataiea, sur la côte sud de Tahiti. Fidèle à son programme de « vivre à la manière tahitienne », il loue une case ovale, fare pote'e, faite de bambous entiers et couverte de feuilles de pandanus. Bien qu'il n'y ait pas de fenêtres, la lumière filtre à travers les interstices entre les bambous, ce qui crée un éclairage très égal et très doux pour les yeux - exactement celui qu'il faut pour que toute la case puisse servir en même temps d'atelier. Autre avantage de cette construction, l'air circule très librement et il y règne une agréable fraîcheur.

Certes, la vie est un peu plus primitive, plus polynésienne qu'à Papeete. Mais toujours est-il que la réalité ne correspond que de très loin à l'image idéalisée que Gauguin a conçue à Paris avant son départ. Ce qui a le moins changé est la simple économie de subsistance des Tahitiens, basée sur la culture de certains tubercules comme le taro, la patate douce et l'igname, la cueillette des fruits de l'arbre à pain et des bananes, plantées ou sauvages, la pêche intensive et l'élevage de cochons, de chiens et de poulets.

En apparence, le système de gouvernement est très modifié depuis la prise de possession de l'île par la France en 1842, puisque partout dans les districts les chefs héréditaires ont été remplacés par des chefs élus. Mais en réalité, les décisions et les ordres émanant des bureaux administratifs de Papeete ne sont jamais compris et rarement appliqués dans les districts et les îles éloignées où les habitants continuent tranquillement à régler leur vie et leurs différends selon leurs propres lois coutumières.

Par contre, de leurs anciennes croyances et pratiques religieuses, il ne reste rien car les missionnaires sont à l'oeuvre dans l'île depuis presque cent ans. Aussi, peu de Tahitiens se rappellent-ils ne serait-ce que les noms de leurs dieux ancestraux. Mais tous, hommes, femmes et enfants, connaissent un nombre incroyable de prières, d'hymnes et de versets de la Bible qu'ils étudient ou lisent régulièrement à haute voix pendant des heures.

L'art tahitien était aux temps anciens entièrement au service de la religion. C'est pourquoi presque toutes les manifestations de cet art - essentiellement des statues-réceptacles pour les dieux - ont été détruites ou envoyées en Europe par les missionnaires. Le seul endroit à Tahiti où l'on peut voir, en 1891, des « idoles piiennes » et d'autres objets anciens, est le petit musée de la Mission catholique à Papeete. Et encore, cette collection est-elle beaucoup moins importante et intéressante que celles que Gauguin a déjà vues à Paris au Musée du Trocadéro.

La fabrication d'objets usuels a connu un déclin rapide depuis l'ouverture, au début du siècle, de nombreux magasins regorgeant de marchandises européennes. De toute manière, à quelques rares exceptions près, les -Tahitiens n'ont jamais décoré leurs bols, leurs outils, leurs pagaies ou leurs armes. A l'époque de Gauguin, le seul artisanat traditionnel généralement pratiqué est le tressage des nattes.

Que penser, dans ces circonstances, du projet de Gauguin de s'expatrier deux ou trois ans pour « ne voir que des sauvages » et étudier leur art ? Tout simplement qu'il est arrivé un siècle trop tard ou qu'il aurait dû s'installer ailleurs, aux Samoa, par exemple, où la vie garde encore intact son caractère polynésien.

LE MARIAGE DE KOKE

Pourtant, quand l'auteur du guide officiel consulté par Gauguin avant son départ, a affirmé que, pour les Tahitiens, vivre c'est chanter et aimer, il n'a pas menti. Ils ont, en effet, conservé la joie de vivre légendaire et les moeurs libres, pour ne pas dire libertines, de leurs ancêtres et ils continuent, malgré toutes les réprimandes des missionnaires, à se réunir le soir sous les cocotiers pour s'adonner à leurs plaisirs favoris : le chant, la danse et l'amour.

Des rencontres plus ou moins furtives ne suffisent cependant pas à Gauguin qui possède une forte virilité et qui, de plus, commence à se sentir bien seul dans sa case. Vers le milieu de 1892, il trouve finalement la femme qu'il lui faut dans le petit district de Faaone, sur la côte est, pendant la seule excursion qu'il entreprend au delà des limites de Mataiea, d'abord en diligence jusqu'à Taravao et ensuite à cheval. C'est une ravissante jeune fille typiquement polynésienne, avec le nez épaté, les lèvres bien charnues, les jambes et les hanches robustes. Son vrai nom est Teha'amana mais elle est plus connue sous le nom de Tehura (Te'ura), celui que Gauguin lui donne dans son récit Noa Noa. Teha'amana n'a que treize ans, ce que tout le monde à Tahiti, y compris la jeune fille, considère comme un âge nubile.

Gauguin fait une demande en mariage en ces termes admirablement directs et précis.

- Tu n'as pas peur de moi ?
- Non.
- Veux-tu toujours habiter ma case ?
- Oui.
- Tu n'as jamais été malade ?
- Non.

Les parents sont un peu plus difficiles. Ils exigent que la première semaine soit une période d'essai qui décidera de l'avenir. A la grande joie de Gauguin, ces quelques jours passés, Teha'amana reste avec lui. « je me remis au travail et le bonheur succédait au bonheur », écrit-il. « Chaque jour au petit lever du soleil, la lumière était radieuse dans mon logis. L'or du visage de Teha'amana inondait tout l'alentour et tous deux dans un ruisseau voisin nous allions naturellement, simplement comme au Paradis nous rafraîchir... Teha'amana se livre de plus en plus, docile, aimante, la noa noa tahitien embaume tout. »

PAISIBLE EXISTENCE

Le mariage de Koke (c'est ainsi que Teha'amana et les Tahitiens prononcent le nom de Gauguin) est beaucoup plus réussi que celui de Lot!, surtout parce que sa vahine n'a jamais été gâtée par la vie factice de Papeete. Ses besoins d'argent et de cadeaux sont insignifiants. Les galanteries et les compliments ne l'intéressent pas. Le monde des Européens lui par2Cit si étrange qu'elle n'essaie même pas de comprendre ce que Gauguin fait et elle le laisse peindre en paix. Le risque de disputes est presqu'inexistant, car lui ne connaît que quelques douzaines de mots tahitiens et elle ne parle pas français. Enfin, du point de vue pratique, que d'avantages de posséder une femme qui s'occupe du linge, de la cuisine, va à la pêche et sait se procurer des fruits et des légumes pour la table.

Il n'y a qu'un inconvénient à avoir une Tahitienne comme épouse et Gauguin le découvre rapidement : c'est le défllé des parents à qui il faut souvent faire des petits cadeaux. Il se trouve même dans la situation assez unique et peu enviable d'avoir à se défendre, en même temps, contre deux belles-mères puisque, selon une coutume polynésienne, encore très répandue aujourd'hui, Teha'amana a été adoptée très jeune par un couple voisin, sans pour autant avoir rompu tous les liens avec ses vrais parents.

Teha'amana ne tarde pas à se trouver enceinte et la nonchalance avec laquelle elle prend ce contretemps est une nouvelle occasion pour Gauguin de l'apprécier davantage. Sans faire trop d'entorse à la vérité, il peut annoncer l'événement en ces termes : « je vais bientôt être père à nouveau en Océanie. Nom de nom ! Il faut donc que le sème partout. Il est vrai qu'ici il n'y a pas de mal, les enfants sont bien reçus et retenus d'avance par tous les parents. C'est à qui sera le papa et la maman nourriciers. Car vous savez qu'à Tahiti le plus beau cadeau qu'on puisse faire, c'est un enfant. » D'autre part, aucune réprobation ne frappera une femme qui se fait avorter et c'est la solution que Teha'amana choisit.

Bien sûr, le ciel n'est pas entièrement sans nuage. En menant une joyeuse vie à Papeete pendant plusieurs mois, au début de son séjour, Gauguin a gaspillé presque tout son viatique et il est trop loin de Paris - il faut cinq mois pour recevoir une réponse à une lettre - pour pouvoir s'occuper sérieusement de la vente de ses tableaux. Il a aussi de temps en temps des rechutes qui l'empêchent de travailler. Mais quand il repart pour la France, rapatrié aux frais du gouvernement, grâce à sa « mission officielle », le 14 juin 1893, c'est-à-dire presque jour pour jour deux ans après son arrivée, il a l'immense satisfaction de rapporter dans ses bagages, soigneusement enroulées, 66 toiles et une douzaine de sculptures en bois « ultra sauvages ».

TAHITI VU PAR GAUGUIN

Dans quelle mesure ces 66 tableaux nous offrent-ils une image fidèle de la vie tahitienne dans les années 1890 ? Voici une question qui a été rarement posée et qui mérite pourtant une réponse.

Tout d'abord, une série d’œuvres représente des paysages, des portraits et de simples scènes de la vie journalière, telles que femmes tressant dés chapeaux, enfants assis devant une table chargée de fruits, jeunes gens qui dansent la nuit autour d'un feu, pêcheurs tirant leur filet, porteurs de bananes, etc. Tout est juste et exact dans les moindres détails. Mais ce qui frappe en même temps dans tous ces tableaux, c'est l'absence totale d'Européens. Les églises en pierre et les maisons en planches et tôles ondulées sont également bannies. En autres mots, Gauguin ne nous montre qu'un aspect de la vie à Tahiti - qui est évidemment le côté le plus idyllique, primitif et charmant. Emerveillé, il découvre aussi que, grâce à leur habitude extraordinaire de rester figés pendant des heures entières, les Tahitiens sont des modèles parfaits pour le genre de compositions monumentales, dans le style des fresques de Puvis de Chavannes qu'il aime tant. Vues avec des yeux d'occidentaux, les poses de bien des personnages des toiles de Gauguin nous semblent forcées et artificielles mais elles sont, en fait, toujours exactes. Les seuls éléments décoratifs d'origine locale qui figurent dans ses oeuvres sont quelques bois et de nombreux pagnes ou pareu multicolores, et encore ces derniers ne sont-ils même plus fabriqués d'écorce battue mais de coupons de cotonnade importée.

Un autre groupe comprend des tableaux dont les thèmes sont empruntés à la mythologie et à la religion tahitienne comme, par exemple, Arearea (jeu de Paume) et Hina Tefatou (Museum of Modern Art, New York). Ici Il s'agit non de scènes que Gauguin a vues ou dont ses voisins lui ont parlé, mais de reconstitutions basées sur la lecture d'ouvrages classiques sur Tahiti, en particulier « Voyages aux îles du grand Océan » de Moerenhout, publié en 1837. Il faut surtout remarquer que les « idoles » massives qui occupent d'habitude une place dominante dans ces oeuvres sont toutes des créations de l'imagination fertile de Gauguin et introuvables dans le monde réel. Les déités qu'il sculpte dans des billes de bois vers la fin de son séjour, alors que son stock de toile est épuisé, font également partie de ce panthéon privé.

Enfin, avec la liberté souveraine que seul un génie peut se permettre, Gauguin se sert pour beaucoup de ses compositions, apparemment tahitiennes, d'éléments disparates puisés dans la collection de photographies et de reproductions d’œuvres d'art qu'il a apportée de France. Son célèbre tableau symboliste la orana Maria (aujourd'hui au Metropolitan Museum à New York) en est un bon exemple. Le motif est biblique : la vierge Marie avec l'enfant jésus sur l'épaule, adoré par un ange et deux femmes au torse nu. Le paysage et tous les personnages sont typiquement tahitiens, ce qui est original pour l'époque. Il n'y a pourtant aucun doute que Gauguin ait emprunté, non seulement les poses des deux femmes en adoration mais aussi le grand arbre stylisé du centre, à un bas-relief du temple bouddhique de Borobudur à java, dont il possède une photographie. Pour d'autres compositions tahitiennes, il se sert d'éléments dérivés de l'art hindou, égyptien, japonais et grec.

Du point de vue du style, Gauguin est beaucoup plus éclectique que dans le passé, alternant avec une grande aisance entre une manière « synthétique » de peindre en simplifiant les formes, et une technique impressionniste. Il n'y a pas de doute que l'isolement complet dans lequel il vit pendant ces années, loin de Paris, des expositions, des revues d'art et d'autres artistes, a plutôt une influence bienfaisante dans le sens qu'il devient plus indépendant et que son originalité s'affirme. Cette évolution est hâtée par sa méthode délibérée de travailler de préférence de mémoire dans son atelier, afin de libérer son imagination. Le domaine dans lequel il s'éloigne le plus de la réalité est, comme toujours, celui de la couleur et c'est essentiellement par son choix subjectif - arbitraire, disent les critiques - qu'il réussit à conférer à ses oeuvres cette intensité suggestive et troublante que Mallarmé a si bien définie quand il s'est étonné qu'un peintre ait pu mettre « autant de mystère dans tant d'éclat. »

LE JUGEMENT DU PUBLIC PARISIEN

Bien que les innovations esthétiques de Gauguin soient beaucoup moins révolutionnaires que celles de ses trois grands contemporains, Cézanne, Seurat et Van Gogh, son exposition qui a lieu chez Durand-Ruel, dans les meilleures conditions, en novembre 1893, et qui est précédée d'une publicité considérable, est un fiasco complet. Même les critiques et les spécialistes les plus avisés se méprennent sur ses intentions. Ses couleurs hardies font hurler la foule.

Le pire, c'est que cet échec confirme l'opinion de Mette qui trouve que son mari, barbouilleur et coureur des mers, est doué pour tout, sauf pour la peinture, et elle refuse de le revoir s'il n'abandonne pas cette folie, sacrifice qu'il ne consent pas à faire, même pour elle. Pour comble de malheur, sa santé déjà chancellante est fortement ébranlée par deux accidents stupides. Le premier arrive en Bretagne où il s'est retiré au printemps 1894. Dans une bagarre avec des matelots, très supérieurs en nombre, sa jambe droite est brisée au dessus de la cheville. Cette douloureuse fracture ouverte ne guérira jamais complètement. Le second accident se produit quand il contracte la syphilis, un an plus tard, avec une prostituée rencontrée dans un bal musette à Montparnasse.

VOYAGE AUX ILES-SOUS-LE-VENT

Dégoûté de la vie civilisée et résigné à ne jamais connaître la gloire pendant son vivant, Gauguin décide, après avoir voulu un instant s'intaller aux Samoa, de retourner à Tahiti. Un héritage de 13.000 francs de son oncle Isidore, décédé opportunément, lui fournit les fonds nécessaires. Cette fois-ci il cherche l'oubli et sait qu'il ne reviendra plus. Après une nouvelle traversée de l'Océan Indien sur un paquebot des Messageries Maritimes, il continue sur Auckland, en Nouvelle-Zélande, pour trouver une correspondance. Il arrive finalement à Tahiti le 9 septembre 1895, sur le vapeur Richmond.

Son séjour commence bien. Le nouveau gouverneur l'invite à l'accompagner pendant le voyage officiel qu'il entreprend pour annexer définitivement les lles-sous-le-Vent. Gauguin accepte avec empressement et c'est donc dans le rôle inattendu de membre de l'état-major de cette expédition politico-militaire qu'il visite pour la première fois d'autres îles des Etablissements Français de l'Océanie. Déjà Huahine, où un repas pantagruélique, suivi d'interminables danses et chants, attend la cohorte, lui plaît assez. Mais ce n'est qu'à Bora Bora qu'il ressent un véritable enthousiasme. « je vous assure »,. écrit-il à un ami, « qu'on a parlé, hurlé, chanté quatre jours et quatre nuits extraordinaires de réjouissances, tout comme à Cythère. Vous n'avez pas une idée de cela en France. » Et il ajoute avec une hilarité très compréhensible : « Drôle de reine celle de Bora Bora, et ma foi un esprit prévoyant. Voulant que les fêtes soient tout-à-fait tahitiennes, elle a décrété : Pendant la durée des fêtes, toutes les lois concernant le mariage seront abrogées. Aussi messieurs les possesseurs de femme sont tenus de garder à la maison leurs épouses, sinon toutes les réclamations à ce sujet seront nulles. »

A LA RECHERCHE DU BONHEUR PERDU

A son retour à Tahiti, Gauguin doit trouver un endroit où il pourra se fixer définitivement. Quand il vivait à Matalea, il était obligé de passer cinq heures dans la diligence chaque fois qu'il avait à faire à Papeete. Maintenant, en raison de sa mauvaise santé, il lui faut habiter plus près de la capitale où se trouve l'hôpital. C'est également le seul endroit de l'île où il y a un bureau de postes, des magasins bien fournis, des tavernes et une société européenne. Il s'installe donc dans le district de Punaauia, sur la côte ouest, à une distance d'environ 12 kilomètres de Papeete. Le choix est heureux à d'autres points de vue aussi : la vue sur l'île proche de Moorea est splendide, il pleut beaucoup moins qu'à Mataiea et le lagon est plus abrité contre les vents alizés. Afin de ne plus dépendre de la diligence, il s'offre, pour 300 francs, un cheval et une voiture.

Avec un acharnement pathétique, il se lance dès le premier jour à la pour suite du bonheur perdu, c'est-à-dire qu'il essaie de reconstituer minutieusement la vie heureuse qu'il a menée avec Teha'amana à Mataiea. Quand celle-ci refuse catégoriquement de se remettre en ménage avec lui - elle est surtout effrayée par ses plaies suppurantes - il la remplace par une autre jeune fille du même âge, mais moins difficile, Pau'ura. D'autre part, il fréquente ses voisins tahitiens et les accompagne souvent le soir lorsqu'ils se réunissent sur la plage pour s'amuser.

Sa tentative échoue lamentablement. S'il n'arrive pas à remonter le fleuve du temps, c'est évidemment avant tout parce qu'il n'est plus le même homme. Ce ne sont pas seulement tous les malheurs encourus en France qui l'ont marqué. L'expérience unique et fascinante qu'il avait faite à Matelea, en découvrant avec émerveillement un monde nouveau, ne peut plusse renouveler. Peut-être, sa déception est-elle aussi due au fait que Pau'ura est bien inférieure à Teha'amana, car elle est à la fois stupide, paresseuse et désordonnée.

Sa peinture souffre des mêmes causes : il se répète trop, aussi bien dans le choix de ses motifs que dans les moyens d'expression employés, et retrouve rarement la spontanéité et le souffle créateur d'autrefois. Même les meilleures des 25 toiles qu'il exécute en 1896 et 1897, comme par exemple Le rêve (Rerioa) et Nevermore (toutes les deux au Courtauld Institute à Londres), ne sont que des versions plus élaborées, plus artificielles et plus tristes de La Boudeuse (Art Museum, Worcester, Etats-Unis) et de Manao tupapau (Albright-Knox Art Gallery, Buffalo, Etats-Unis), datant de 1891 et 1892. Mais si l'on veut être juste, il ne faut pas oublier que Gauguin souffre très souvent de la plaie inguérissable de sa cheville, compliquée d'un eczéma syphilitique, et que ces douleurs laissent forcément des traces pénibles dans ses oeuvres.

GAUGUIN CHEZ LUI

A ses souffrances physiques et morales s'ajoutent des soucis constants d'argent, aggravés au début de 1897 par la mort du propriétaire du terrain où il vit etsavente par les héritiers, événernentfâcheuxqui l'oblige àdéménager. Afin d'éviter une pareille mésaventure dans l'avenir, il épuise toutes ses ressources et emprunte même, ce qui lui permet finalement d'acheter un beau terrain d'une superficie d'un hectare, situé au bord de la mer, à un kilomètre plus au sud dans le même district, et d'y construire une confortable maison en bois de style colonial, mesurant dix mètres sur huit, avec, en annexe, un atelier de dimensions égales.

Son apport personnel à l'installation consiste en de nombreux panneaux de bois sculptés qu'il cloue aux murs de la chambre à coucher et de l'atelier. Selon Henry Lemasson, le jeune directeur des Postes qui est devenu son ami, la maison est meublée de façon sommaire et hétéroclite. Les visiteurs sont tenus à de grandes précautions lorsqu'ils s'y déplacent, en raison de la quantité de peintures, pinceaux, rouleaux de toile, livres, vêtements, instruments de musique et divers autres objets qui trieinent dans le plus grand désordre. Lemasson décrit également le seigneur des lieux en ces termes : « L'artiste était de forte stature, yeux bleus, teint coloré, un peu boucané, cheveux et barbe châtain grisonnants, barbiche plutôt clairsemée. Chez lui, il s'habillait généralement à la manière des indigènes, d'un simple tricot de coton et d'un pagne ou pareu laissant les jambes nues. Lorsqu'il venait à Papeete, il s'habillait à l'européenne : veston (à col droit) et pantalon de toile blanche ou le plus souvent de toile bleue, genre toile de Vichy, souliers de toile blanche, chapeau de paille de pandanus à larges bords. Des plaies ulcéreuses aux jambes, conséquence d'un état de santé fort compromis, le faisant légèrement bditer, il s'aidait d'une grosse canne rustique. »

LA MORT DANS L'AME

Depuis qu'il n'a plus de loyer à payer, Gauguin peut facilement vivre avec 150 francs par mois puisque ses seules dépenses sont celles qu'il fait dans le magasin chinois, de l'autre côté de la route, pour la nourriture, le vin et le tabac. Malheureusement, il n'arrive pas à gagner régulièrement cette somme, même en acceptant de vendre ses toiles à des prix dérisoires, de 100 à 200 francs.

La solution qui semble s'imposer d'elle-même, vers la fin de l'année, est aussi simple que cruelle. Sa santé se détériore si vite - il vomit du sang, étouffe et s'évanouit souvent - qu'il est persuadé que ses jours sont comptés. Lorsque, contre toute attente, sa carcasse continue à résister, en même temps que les douleurs s'intensifiant, il se dit qu'il vaut mieux en finir délibérément avec cette existence insupportable. Avant de disparaître, il veut peindre un dernier grand tableau qui aura comme thème le destin humain et qui constituera son testament spirituel. Il s'agit, bien sûr, de la grande fresque D'où venonsnous ? Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? (Museum of Fine Arts, Boston, Etats-Unis). Cette oeuvre terminée, rassemblant ses dernières forces, Gauguin se retire dans les montagnes et absorbe une forte dose d'arsenic. Trop forte, semble-t-il, car ayant déjà perdu conscience, il se met soudain à vomir et rejette le poison.

Par miracle, il se remet petit à petit mais c'est la mort dans l'âme qu'il continue à vivre. Même dans cet état de prosternation, il lui faut gagner de quoi se nourrir, sans compter qu'il doit rembourser la dette qu'il a contractée pour bâtir sa belle maison. Dans le passé, il n'a jamais voulu accepter une occupation qui pourrait l'empêcher de peindre. Depuis la crise qui a culminé par son suicide raté, il n'a plus d'espoir, plus d'ambition, et il est prêt à accepter n'importe quoi à n'importe quelle condition. On est tenté de voir dans cette attitude une autre forme de disparition volontaire. La preuve en est qu'en avril 1898, Gauguin accepte de s'installer en ville et de s'enterrer vivant dans les tristes locaux des Travaux publics, où il est payé six francs par jour pour faire des plans, des décalques et des dessins techniques.

Après un an de travail qu'il caractérise lui-même avec un certain humour noir d' « inepte » et de « peu cérébral », et après plusieurs séjours à l'hôpital, il a en effet récupéré suffisamment de forces pour se libérer momentanément de son esclavage. A la même époque, plus exactement le 19 avril 1899, sa vahine Pau'ura, désespérément fidèle, donne le jour à un garçon, dont Gauguin a toutes raisons de penser qu'il est le père. Il le nomme Emile, comme son fils ainé issu de son mariage avec Mette, et remarque sans trop de conviction que « l'enfant va peut-être me rattacher à la vie qui me pèse tellement en ce moment. » Il sort même ses pinceaux et peint deux versions légèrement différentes d'une belle Maternité (l'une à l'Hermitage à Leningrad et l'autre appartenant à M. David Rockefeller, New York). Ajoutons que divers directeurs de galerie plus entreprenants que scrupuleux, ont au cours de ces dernières années tenté d'exploiter les prétendus talents artistiques - totalement inexistants - de ce fils naturel qui a enfin retrouvé aujourd'hui la paix dans son île natale.

JOURNALISME ET POLITIQUE

Pendant dix ans, Gauguin a travaillé comme remisier à la Bourse de Paris. Il devrait donc sans difficulté trouver une situation de gérant ou de comptable dans une maison de commerce à Papeete. Mais les négociants locaux ne le croient pas plus doué pour les affaires que pour la peinture. Par contre, tout le monde en convient, il a récemment fait montre d'un réel talent d'écrivain en publiant dans une feuille politique locale quelques lettres ouvertes dans lesquelles il a attaqué avec une virulence rare l'administration coloniale. Les propriétaires de cette feuille mensuelle, Les Guêpes, sont les plus impressionnés et ils l'engagent, à partir du mois de février 1900, comme rédacteur en chef de leur illustre organe.

Pour Gauguin c'est une belle occasion de se venger et, pendant plus d'un an, dans un flot d'articles plus ou moins spirituels et souvent grossièrement insultants, il attaque pêle-mêle ses ennemis personnels et ceux de ses patrons. Une tentative de publier un autre journal satirique illustré, Le Sourire, imprimé à l'aide d'un duplicateur modèle Edison, et dont il est lui-même le propriétaire, ne rencontre pas le même succès. Le tirage ne dépasse jamais 24 exemplaires.

Avec toutes ces occupations et dans l'état moral et physique déplorable où Gauguin se trouve pendant ces années de la fin du siècle, on comprend très bien qu'il ne peigne qu'occasionnellement et souvent mal. L'année 1900, quand il rédige Les Guêpes, est du reste la seule dans toute sa vie d'artiste où sa production est nulle. Mais pendant les deux années qui ont précédé, il est quand même arrivé à brosser une vingtaine de tableaux, dont le splendide Cheval blanc du jeu de Paume. Fait significatif, il l'exécute sur commande, pour payer une dette. L'affaire rate lamentablement car son commanditaire refuse de payer pour un cheval vert, espèce inconnue, et rejette péremptoirement l'explication de Gauguin selon laquelle, à Tahiti, avec la végétation luxuriante et la lumière intense, le vert domine toutes les autres couleurs. Dans ce tableau et encore plus nettement dans Les seins nus, aujourd'hui au Metropolitan Museum de New York, on discerne une évolution très heureuse vers un art plus pur. Les sujets d'inspiration religieuse et mythologique sont totalement absents et rares sont maintenant les toiles anecdotiques ou littéraires, surchargées d'un bric-à-brac exotique.

LA DERNIÈRE ILE

La délivrance de cette existence avilissante qui l'a détourné si longtemps de sa vraie vocation, vient de Paris. Son sauveur est le jeune marchand de tableaux Ambroise Vollard qui, avec un flair extraordinaire, a soutenu, dès le début, des génies méconnus, rejettés, conspués, tels que Redon, van Gogh et Cézanne. Gauguin a maintes fois, mais en vain, essayé de trouver un marchand disposé à prendre tout ce qu'il produit contre un versement régulier de mensualités. Et voilà que Vollard lui propose précisément ce contrat! En rétrospective, les termes ne nous paraissent pas particulièrement généreux, car la mensualité ne s'élève qu'à 350 francs tandis que le prix unitaire des tableaux est fixé à 250 francs. Mais considérant l'indifférence générale que Gauguin a rencontrée partout ailleurs chez les marchands et les collectionneurs, l'offre de Vollard est sinon magnifique, tout au moins honnête. C'est en tout cas l'opinion du peintre qui s'empresse de l'accepter.

Pour la première fois depuis qu'il vit de son art, à l'âge de 53 ans, Gauguin est donc tout à coup libéré de tous ces soucis d'argent qui ont toujours été une entrave pour lui. Avec un courage admirable, il décide immédiatement d'abandonner l'existence qu'il s'est créée à Tahiti après tant d'efforts et de sacrifices, avec sa belle villa, sa vahine assez gentille et ses amis utiles et souvent de bonne compagnie. Et ceci exclusivement dans le but de poursuivre son pèlerinage aux sources. Les îles où il pense pouvoir réaliser son rêve, vieux de quinze ans, d'aller vivre parmi un peuple primitif, sont les Marquises, 700 milles au nord-est de Tahiti et qui font aussi partie administrativement des Etablissements Français de l'Océanie. Les liaisons maritimes sont excellentes. En s'embarquant sur le vapeur La Croix du Sud le 10 septembre 1901, il arrivesix jours plus tard à sa destination, le petit village d'Atuona, dans l'île de Hivaoa.

Le choix de Gauguin s'explique surtout par le fait qu'il a vu à Tahiti plusieurs belles collections d'objets marquisiens, des statues, des bois, des pagaies, des massues, des couronnes et des pendants d'oreilles, sculptés ou ornés avec une finesse, une élégance et un goût si remarquables qu'il s'est exclamé : « Chez le Marquisien surtout, il y a un sens inouï de la décoration. Donnez-lui un objet de formes géométriques quelconques, même de géométrie gobine, il parviendra, le tout harmonieusement, à ne laisser aucun vide choquant et disparate. La base est le corps humain ou le visage, le visage surtout. On est étonné de trouver un visage là où on croyait à une figure étrange géométrique. Toujours la même chose et cependant jamais la même chose. »

Son erreur est de croire qu'il reste encore beaucoup d'objets anciens aux Marquises et qu'on y trouve encore des sculpteurs et des graveurs capables d'exécuter de tels chef-d’œuvres. Une fois installé, il constate avec fureur : « Aujourd'hui, même à prix d'or, on ne retrouverait plus de ces beaux objets en os, en écaille, en bois de fer qu'ils faisaient autrefois. La gendarmerie a tout dérobé et vendu à des amateurs collectionneurs et cependant l'Administration n'a pas songé un seul instant, chose qui lui aurait été facile, à faire un musée à Tahiti de tout l'art océanien. » On attend toujours la réalisation de cet excellent projet!

Quant aux habitants d'Atuona, ils sont presqu'aussi civilisés que les Tahitiens qu'il a connu à Mataiea et à Punaaula et les vrais maîtres du village ne sont plus les chefs marquisiens mais les missionnaires et les gendarmes. La seule différence, c'est qu'il y a dans cet archipel plus de confusion, de désordre, et de conflits, dus aux efforts trop sporadiques de colonisation et d'évangélisation.

« LE DROIT DE TOUT OSER »

Gauguin essaie de se consoler en se disant qu'il aura au moins la paix pour travailler dans ces îles du bout du monde. Au centre d'Atuona se trouve un terrain vague appartenant à la mission catholique. Il l'achète et s'y fait construire une résidence magnifique comme on n'en a jamais vue aux Marquises. Ce qui constitue l'originalité principale de ce bâtiment, de 13 mètres de long sur 6 mètres de large, est qu'il a un étage. Au rez-de-chaussée, deux pièces fermées, d'un côté la cuisine et de l'autre un atelier de sculpture, sont séparées par la salle à manger, sans murs extérieurs ce qui en fait un endroit très frais et aéré. Le premier étage comprend une petite chambre à coucher et un vaste atelier avec de larges baies. Autour de la porte d'entrée, Gauguin place cinq panneaux de bois sculptés, dont un en guise de linteau, sur lequel les missionnaires scandalisés et les colons amusés peuvent lire cette inscription : MAISON DU JOUIR.

Ce nom convient à merveille car, attirés par les rasades de vin que Gauguin leur dispense généreusement, les hommes et les femmes du village viennent bavarder, chanter et danser tous les soirs. Selon un scénario devenu classique, le peintre ne tarde pas à installer chez lui à demeure une jeune fille de quatorze ans qui porte un nom français, Marie-Rose, car elle est pensionnaire à l'école catholique d'Atuona. Bien sûr, très vite, elle est enceinte. Le dénouement est cette fois un peu différent : Marie-Rose rentre chez ses parents, dans la vallée d'Hekeani, pour y accoucher et y reste.

Confortablement installé avec deux domestiques, sans souci d'argent, riche même selon le contexte local, et en relativement bonne santé, Gauguin se met à peindre avec acharnement et joie. Dans l'espace de quelques mois il termine une vingtaine de tableaux dont les plus beaux, Et l'or de leur corps, du jeu de Paume, et les deux versions des Cavaliers sur la plage, appartenant respectivement à M. Stavras Niarchos et au Folkwang Museum d'Essen, représentent l'ultime étape dans sa longue évolution veis une peinture pure où l'essentiel n'est plus le sujet mais le rythme et les couleurs C'est justement à cause de son rôle libérateur, parce qu'il a su se débarrasser de toutes ses anciennes en 'raves académiques et réalistes, que Gauguin n'est pas resté poir la postérité un simple conteur de fables polynésiennes mais un précurseur important de l'art moderne, sans jamais avoir été pour autant le fondateur d'une « école » quelconque. Ou, comme il a si bien défini lui-même, dans une lettre éciite aux Marquises, sa place dates l'histoire de l'art, il a conquis pour les futures générations de peintres « le droit de tout oser ».

LE TRAQUENARD

On voudrait pouvoir arrêter ce récit sur cette image paisible de l'artiste qui mène désormais une vie consacrée entièrement à l'art. Mais la vie réelle ne se déroule pas toujours selon le schéma idéal d'un roman ou d'une oeuvre dramatique. Vers le milieu de l'année 1902, lorsque Gauguin a enfin atteint cette phase finale de son existence où tout est simple, clair et facile, soudain tout se gâte pour lui.

Les causes sont multiples. Les « bringues » continuelles dans la Maison du jouir et l'enlèvement de Marie-Rose ont provoqué la colère du tout-puissant évêque des Marquises. Gauguin riposte en taillant dans deux morceaux de bois d'affreuses caricatures de l'évêque et d'un des pères. Mais les missionnaires font également preuve d'un esprit caustique car, à partir de ce moment, ils ne disent plus « Gauguin » mais « Coquin ». Pire encore sont ses démélés avec les gendarmes à qui a été confié la tâche impossible et absurde de civiliser, à l'aide du code Napoléon, les restes pitoyables d'un peuple aux moeurs totalement différentes et qui, de surcroît, ignore la langue française. Automatiquement, Gauguin prend la défense des Marquisiens qui, certes peuvent s'enivrer et se battre sauvagement, mais qui, le plus souvent, ne sont coupables d'autre crime que d'ignorer le flot des lois, d'arrêtés et de décrets, pris à Papeete ou à Paris, et que les interprètes n'arrivent jamais à leur expliquer.

En même temps qu'il perd sa bonne humeur et son précieux temps dans des luttes futiles contre les gendarmes, ses douleurs reprennent avec force, suivies de palpitations et d'une baisse sensible de la vue. Afin de trouver un peu de sommeil, il doit à nouveau avoir recours à la morphine. Ne pouvant plus marcher, il fait venir une voiture de Tahiti. Puisque les centres du pouvoir se trouvent à Papeete et à Paris, chaque fois que sa santé le lui permet, il compose avec une véritable furia francese de longues lettres et suppliques qu'il envoie aux autorités, à ses amis et aux journaux. Pour peindre, il ne lui reste plus un seul instant.

La machine administrative est lourde et il faut du temps pour qu'elle se mette en marche. Mais, sans que Gauguin s'en doute, elle est lancée et va bientôt l'atteindre et l'écraser. Le commandant de la gendarmerie, décidé à se débarrasser de ce gêneur et fauteur de troubles dont son brigadier à Atuona se plaint sans cesse dans ses rapports, a averti le gouverneur. Celui-ci vexé par une lettre ouverte de Gauguin, publiée dans L'Indépendant, le journal local qui a succédé aux Guêpes, fait savoir au juge envoyé en tournée aux Marquises qu'il est couvert au cas où il trouverait un bon prétexte pour entamer des poursuites contre ce « mauvais français » et cet « individu de basse qualité ».

Le juge n'a aucun mal à découvrir que le peintre s'est effectivement rendu coupable de diffamation envers un gendarme en demandant, dans une lettre adressée à l'administrateur des îles Marquises, une enquête sur une sombre histoire de contrebande qui s'est passée dans l'île voisine de Tahuata. Gauguin est convoqué le 27 mars 1903 pour répondre de cette accusation. Faute de temps, l'instruction se fait à l'audience et, après avoir vite rejetté sa demande de renvoi, le juge le condamne à cinq cents francs d'amende et trois mois de prison ferme. L'injustice du verdict est d'autant plus énorme que la loi invoquée ne s'applique qu'aux déclarations diffamatoires imprimées.

Outré, écoeuré, mais en même temps plus combattit que jamais, Gauguin décide d'aller faire appel à Papeete, auprès du Tribunal supérieur de la colonie, et consacre dorénavant tout son temps et toute son énergie à la préparation de son dossier de défense. Le 8 mai, quelques semaines avant le passage du bateau qui doit le conduire à Tahiti, quand son voisin Tioka s'arrête à onze heures du matin à la Maison du jouir, il trouve Gauguin étendu sur le rebord de son lit, une jambe pendant à l'extérieur. Ayant recours à une vieille méthode marquisienne, brutale mais efficace, Tioka le mord au crâne. Gauguin ne réagit toujours pas. Il n'y a plus de doute : il est mort. D'une voix aiguë, Tioka entonne une ancienne lamentation funèbre.

Sur une table se trouve une petite fiole vide qui contenait du laudanum ou de la morphine. Peut-être Gauguin a-t-il pris une dose trop forte? Des gens du village affirment que c'est délibérément, par erreur pensent d'autres. La fiole est peut-être vide depuis longtemps.

Les deux domestiques de Gauguin arrivent enfin et repartent aussitôt répandre la nouvelle dans le village. Un quart d'heure plus tard, la petite chambre qui sent le renfermé est pleine de curieux. Tous ces gens, affligés plus ou moins sincèrement, sont vite rejoints non seulement par le Pasteur, qui tente une respiration artificielle, mais aussi, à la surprise générale, par l'évêque, accompagné de deux frères de l'école de garçons voisine. S'il vient rendre cette dernière visite à son adversaire, c'est parce que Gauguin, catholique par le baptême, ne peut être enterré comme un pa7ien. Le gendarme est là, lui aussi, soucieux de ses prérogatives car Gauguin, mort ou vif, doit respecter la loi. Sans délai, il rédige un acte de décès et demande aux deux personnes arrivées les premières sur les lieux, Tioka et le commerçant Frébault, de le signer. Pointilleux comme toujours, il ajoute dans la marge la remarque suivante qui sonne comme un reproche : « On sait qu'il est marié et père de famille, mais on ignore le nom de sa femme. »

La réglementation en vigueur prescrit l'inhumation dans les vingt-quatre heures. Toutefois, comme pour contrarier le gendarme une fois de plus, Gauguin marque les derniers points : avec trois heures de retard, à deux heures de l'après-midi, le jour suivant, le cercueil, hâtivement et grossièrement fabriqué, est déposé dans la terre rouge et volcanique du cimetière catholique sur la colline de Hueakihi, au-dessus d'Atuona. A l'exception des quatre fossoyeurs, la seule personne qui a pris la peine de gravir la pente abrupte dans la chaleur du jour, est Emile Frébault. La seule oraison funèbre prononcée par les missionnaires est cette note amère, insérée par Mgr Martin dans une lettre adressée à ses supérieurs : « Il n'y aura eu de bien saillant ici que la mort subite d'un triste personnage, nommé Gauguin, artiste de renom, ennemi de Dieu et de tout ce qui est honnête. »

L'administrateur des Marquises écrit dans un rapport : « J'ai averti les créanciers du défunt... Le passif excédera de beaucoup l'actif, les quelques tableaux du défunt, peintre décadent, ayant peu de chance de trouver amateur. »