Solitude Rompue

 

solitude rompue.....

La poésie est une expérience profonde et mystérieuse qu'on
tente en vain d'expliquer, de situer et de saisir dans sa
source et son cheminement intérieur. Elle est partie liée
avec la vie du poète et s'accomplit à même sa propre
substance, comme sa chair et son sang. Elle appelle au fond
du coeur, pareille à une vie de surcroît réclamant son
droit à la parole dans la lumière. Et l'aventure singulière
qui commence dans les ténèbres, à ce point sacré de la vie
qui presse et force le coeur, se nomme poésie.

Parfois, l'appel vient des choses et des êtres qui existent
si fortement autour du poète que toute la terre semble
réclamer un rayonnement de surplus, une aventure nouvelle.
Et le poète lutte avec la terre muette et il apprend la
résistance de son propre coeur tranquille de muet, n'ayant
de cesse qu'il n'ait trouvé une voix juste et belle pour
chanter les noces de l'homme avec la terre.

Ainsi Proust, grâce au prestige de sa mémoire, délivre
enfin, après une longue habitation secrète en lui, les
trois clochers de Martinville qui, dès leur première
rencontre avec l'écrivain, s'étaient avérés non achevés,
comme en attente de cette seconde vie que la poésie peut
signifier à la beauté surabondante du monde.

La poésie colore les êtres, les objets, les paysages, les
sensations, d'une espèce de clarté nouvelle, particulière,
qui est celle même de l'émotion du poète. Elle transplante
la réalité dans une autre terre vivante qui est le coeur du
poète, et cela devient une autre réalité, aussi vraie que
la première. La vérité qui était éparse dans le monde prend
un visage net et précis, celui d'une incarnation singulière.

Poème, musique, peinture ou sculpture, autant de moyens de
donner naissance et maturité, forme et élan à cette part du
monde qui vit en nous. Et je crois qu'il n'y a que la
véhémence d'un très grand amour, lié à la source même du
don créateur, qui puisse permettre l'oeuvre d'art, la
rendre efficace et durable.

Tout art, à un certain niveau, devient poésie. La poésie ne
s'explique pas, elle se vit. Elle est et elle remplit. Elle
prend sa place comme une créature vivante et ne se
rencontre que, face à face, dans le silence et la pauvreté
originelle. Et le lecteur de poésie doit également demeurer
attentif et démuni en face du poème, comme un tout petit
enfant qui apprend sa langue maternelle. Celui qui aborde
cette terre inconnue qui est l'oeuvre d'un poète nouveau ne
se sent-il pas dépaysé, désarmé, tel un voyageur qui, après
avoir marché longtemps sur des routes sèches, aveuglantes
de soleil, tout à coup, entre en forêt ? Le changement est
si brusque, la vie fraîche sous les arbres ressemble si peu
au soleil dur qu'il vient de quitter, que cet homme est
saisi par l'étrangeté du monde et qu'il s'abandonne à
l'enchantement, subjugué par une loi nouvelle, totale et
envahissante, tandis qu'il expérimente avec tous ses sens
altérés, la fraîcheur extraordinaire de la forêt.

Le poème s'accomplit à ce point d'extrême tension de tout
l'être créateur, habitant soudain la plénitude de
l'instant, dans la joie d'être et de faire. Cet instant
présent, lourd de l'expérience accumulée au cours de toute
une vie antérieure, est cerné, saisi, projeté hors du
temps. Par cet effort mystérieux le poète tend, de toutes
ses forces, vers l'absolu, sans rien en lui qui se refuse,
se ménage ou se réserve, au risque même de périr.

Mais toute oeuvre, si grande soit-elle, ne garde-t-elle pas
en son coeur, un manque secret, une poigante imperfection
qui est le signe même de la condition humaine dont l'art
demeure une des plus hautes manifestations? Rien de plus
émouvant pour moi que ce signe de la terre qui blesse la
beauté en plein visage et lui confère sa véritable,
sensible grandeur.

L'artiste n'est pas le rival de Dieu. Il ne tente pas de
refaire la création. Il demeure attentif à l'appel du don
en lui. Et toute sa vie n'est qu'une longue amoureuse
attention à la grâce. Il lutte avec l'ange dans la nuit. Il
sait le prix du jour et de la lumière. Il apprend, à
l'exemple de René Char, que "La lucidité est la blessure la
plus rapprochée du soleil."

Pas plus que l'araignée qui file sa toile et que la plante
qui fait ses feuilles et ses fleurs, l'artiste "n'invente".
Il remplit son rôle, et accomplit ce pour quoi il est au
monde. Il doit se garder d'intervenir, de crainte de
fausser sa vérité intérieure. Et ce n'est pas une mince
affaire que de demeurer fidèle à sa plus profonde vérité,
si redoutable soit-elle, de lui livrer passage et de lui
donner forme. Il serait tellement plus facile et rassurant
de la diriger de l'extérieur, afin de lui faire dire ce que
l'on voudrait bien entendre. Et c'est à ce moment que la
morale intervient dans l'art, avec toute sa rigoureuse
exigence.

On a tant discuté de l'art et de la morale que le vrai
problème émerge à peine d'un fatras incroyable d'idées
préconçues. Selon Valéry : "Une fois la rigueur instituée,
une certaine beauté est possible." Mais la même stricte
rigueur dans l'honnêteté doit être remise en question à
chaque pas. Et cette très haute morale de l'artiste
véritable ne coïncide pas toujours avec l'oeuvre édifiante
ou engagée. Quelques écrivains ne falsifient-ils pas
parfois sans vergogne la vérité poétique ou romanesque dont
ils ont à rendre compte, pour la faire servir à une cause
tout extérieure à l'oeuvre elle-même? Dans certains romans
catholiques, par exemple, que de conversions qui sont
immorales au point de vue artistique, parce que arbitraires
et non justifiées par la logique interne de l'oeuvre !

Et par contre, qui sait quel témoignage rend à Dieu une
oeuvre authentique, comme celle de Proust, oeuvre qui se
contente d'être dans sa plénitude, ayant rejoint sa propre
loi intérieure, dans la conscience et l'effort créateur, et
l'ayant observée jusqu'à la limite de l'être exprimé et
donné?

Toute facilité est un piège. Celui qui se contente de jouer
par oreille, n'ira pas très loin dans la connaissance de la
musique. Et celui qui écrit des poèmes, comme on brode des
mouchoirs, risque fort d'en rester là.

La poésie n'est pas le repos du septième jour. Elle agit au
coeur des six premiers jours du monde, dans la tumulte de
la terre et de l'eau confondus, dans l'effort de la vie qui
cherche sa nourriture et son nom. Elle est soif et faim,
pain et vin.

Notre pays est à l'âge des premiers jours du monde. La vie
ici est à découvrir et à nommer; ce visage obscur que nous
avons, ce coeur silencieux qui est le nôtre, tous ces
paysages d'avant l'homme, qui attendent d'être habités et
possédés par nous, et cette parole confuse qui s'ébauche
dans la nuit, tout cela appelle le jour et la lumière.

Pourtant, les premières voix de notre poésie s'élèvent déjà
parmi nous. Elles nous parlent surtout de malheu et de
solitude. Mais Camus n'a-t-il pas dit : "Le vrai désespoir
est agonie, tombeau ou abîme, s'il parle, s'il raisonne,
s'il écrit surtout, aussitôt le frère nous tend la main,
l'arbre est justifié, l'amour né. Une littérature
désespérée est une contradiction dans les termes."

Et moi, je crois à la vertu de la poésie, je crois au salut
qui vient de toute parole juste, vécue et exprimée. Je
crois à la solitude rompue comme du pain par la poésie.

Lys des neiges
le 5 mai 2003