Blaise Cendras

(1887-1961)

Le transiberien 7eme partie

A Tchita nous eûmes quelques jours de répit
Arrêt de cinq jours vu l'encombrement de la voie
Nous les passâmes chez monsieur Jankelevitch qui voulait me donner sa fille unique en mariage
Puis le train reparti
Maintenant c'était moi qui avait pris place au piano et j'avais mal aux dents
Je revois quand je veux cet intérieur si calme le magasin du père et les yeux de la fille qui venait le soir dans mon lit
Moussorgsky
Et les lieder de Hugo Wolf
Et les sables du Gobi
Et à Khaïlar une caravane de chameaux blancs
Je crois bien que j'étais ivre durant plus de cinq-cent kilomètres
Mais j'étais au piano et c'est tout ce que je vis
Quand on voyage on devrait fermer les yeux
Dormir j'aurais tant voulu dormir
Je reconnais tous les pays les yeux fermés à leur odeur
Et je reconnais tous les trains au bruit qu'ils font
Les trains d'Europe sont à quatre temps tandis que ceux d'Asie sont à cinq ou sept temps
D'autres vont en sourdine sont des berceuses
Et il y en a qui dans le bruit monotone des roues me rappellent la prose lourde de Maeterlink
J'ai déchiffré tous les textes confus des roues et j'ai rassemblé les éléments épars d'une violente beauté
Que je possède
Et qui me force

Tsitsika et Kharbine
Je ne vais pas plus loin
C'est la dernière station
Je débarquai à Kharbine comme on venait de mettre le feu aux bureaux de la Croix-Rouge.

O Paris
Grand foyer chaleureux avec les tisons entrecroisés de tes rues et les vieilles maisons qui se penchent au-dessus et se réchauffent comme des aïeules
Et voici, des affiches, du rouge du vert multicolores comme mon passé bref du jaune
Jaune la fière couleur des romans de France à l'étranger.
J'aime me frotter dans les grandes villes aux autobus en marche
Ceux de la ligne Saint-Germain-Montmartre m'emportent à l'assaut de la Butte.
Les moteurs beuglent comme les taureaux d'or
Les vaches du crépuscules broutent le Sacré-Coeur
O Paris
Gare centrale débarcadère des volontés, carrefour des inquiétudes
Seuls les marchands de journaux ont encore un peu de lumière sur leur porte
La Compagnie Internationale des Wagons-Lits et des Grands Express Européens m'a envoyé son prospectus
C'est la plus belle église du monde

J'ai des amis qui m'entourent comme des garde-fous
Ils ont peur quand je m'en vais que je ne revienne plus
Toutes les femmes que j'ai rencontrées se dressent aux horizons
Avec les gestes piteux et les regards tristes des sémaphores sous la pluie
Bella, Agnès, Catherine et la mère de mon fils en Italie
Et celle, la mère de mon amour en Amérique
Il y a des cris de Sirène qui me déchirent l'âme
Là-bas en Mandchourie un ventre tressaille encore comme dans un accouchement
Je voudrais


Je voudrais n'avoir jamais fait mes voyages
Ce soir un grand amour me tourmente
Et malgré moi je pense à la petite Jehanne de France.
C'est par un soir de tristesse que j'ai écrit ce poème en son honneur
Jeanne
La petite prostituée
Je suis triste je suis triste
J'irai au Lapin Agile me ressouvenir de ma jeunesse perdue
Et boire des petits verres
Puis je rentrerai seul
Paris
Ville de la Tour Unique du grand Gibet et de la Roue


Blaise Cendrars