Blaise Cendras

(1887-1961)

Le transiberien 3eme partie

Or, un vendredi matin, ce fut enfin mon tour
On était en décembre
Et je partis moi aussi pour accompagner le voyageur en bijouterie qui se rendait à Kharbine
Nous avions deux coupés dans l'express et 34 coffres de joailleries de Pforzheim
De la camelote allemande "Made in Germany"
Il m'avait habillé de neuf et en montant dans le train j'avais perdu un bouton
- Je m'en souviens, je m'en souviens, j'y ai souvent pensé depuis -
Je couchais sur les coffres et j'étais tout heureux de pouvoir jouer avec le browning nickelé qu'il m'avait aussi donné
J'étais très heureux, insouciant
Je croyais jouer au brigand
Nous avions volé le trésor de Golconde
Et nous allions, grâce au Transsibérien, le cacher de l'autre côté du monde
Je devais le défendre contre les voleurs de l'Oural qui avaient attaqué les saltimbanques de Jules Verne
Contre les khoungouzes, les boxers de la Chine
Et les enragés petits mongols du Grand-Lama
Alibaba et les quarante voleurs

Et les fidèles du terrible Vieux de la montagne
Et surtout contre les plus modernes
Les rats d'hôtels
Et les spécialistes des express internationaux.

Et pourtant, et pourtant
J'étais triste comme un enfant
Les rythmes du train
La "moëlle chemin-de-fer" des psychiatres américains
Le bruit des portes des voix des essieux grinçant sur les rails congelés
Le ferlin d'or de mon avenir
Mon browning le piano et les jurons des joueurs de cartes dans le compartiment d'à côté
L'épatante présence de Jeanne
L'homme aux lunettes bleues qui se promenait nerveusement dans le couloir et me regardait en passant
Froissis de femmes
Et le sifflement de la vapeur
Et le bruit éternel des roues en folie dans les ornières du ciel
Les vitres sont givrées
Pas de nature!
Et derrière, les plaines sibériennes le ciel bas et les grands ombres des taciturnes qui montent et qui descendent
Je suis couché dans un plaid
Bariolé
Comme ma vie
Et ma vie ne me tient pas plus chaud que ce châle écossais
Et l'europe toute entière aperçue au coupe-vent d'un express à toute vapeur
N'est pas plus riche que ma vie
Ma pauvre vie
Ce châle
Effiloché sur des coffres remplis d'or
Avec lesquels je roule
Que je rêve
Que je fume
Et la seule flamme de l'univers
Est une pauvre pensée...

Du fond de mon coeur des larmes me viennent
Si je pense, Amour, à ma maîtresse;
Elle n'est qu'une enfant que je trouvai ainsi
Pâle, immaculée au fond d'un bordel.
Ce n'est qu'une enfant, blonde rieuse et triste.
Elle ne sourit pas et ne pleure jamais;
Mais au fond de ses yeux, quand elle vous y laisse boire
Tremble un doux Lys d'argent, la fleur du poète.

Elle est douce et muette, sans aucun reproche,
avec un long tressaillement à votre approche;
Mais quand moi je lui viens, de ci, de là, de fête,

Elle fait un pas, puis ferme les yeux- et fait un pas.
Car elle est mon amour et les autres femmes
N'ont que des robes d'or sur de grands corps de flammes,
Ma pauvre amie est si esseulée,
Elle est toute nue, n'a pas de corps -elle est trop pauvre.

Elle n'est qu'une fleur candide, fluette,
La fleur du poète, un pauvre lys d'argent,
Tout froid, tout seul, et déjà si fâné‚
Que les larmes me viennent si je pense à son coeur.

le transibérien 4