Blaise CENDRARS

(1887-1961)

Poeme du recueil feuille de route

Dans le rapide de 19h40

 

Les poèmes proposés ici sont les quatre premiers du recueil Feuilles de route de Blaise Cendrars. L'auteur est dans le train qui le mène de Paris au Havre, où il embarquera très prochainement pour Rio de Janeiro.

 

DANS LE RAPIDE DE 19 H. 40


Voici des années que je n'ai plus pris le train
J'ai fait des randonnées en auto
En avion
Un voyage en mer et j'en refais un autre un plus long

Ce soir me voici tout à coup dans ce bruit de chemin de
fer qui m'était si familier autrefois
Et il me semble que je le comprends mieux qu'alors

Wagon-restaurant
On ne distingue rien dehors
Il fait nuit noire
Le quart de lune ne bouge pas quand on le regardeMais il est tantôt à gauche, tantôt à droite du train

Le rapide fait du 110 à l'heure
Je ne vois rien

Cette sourde stridence qui me fait bourdonner les tym-
pans - le gauche en est endolori - c'est le passage
d'une tranchée maçonnée
Puis c'est la cataracte d'un pont métallique
La harpe martelée des aiguilles la gifle d'une gare le
double crochet à la machoire d'un tunnel furibond
Quand le train ralentit à cause des inondations on entend
un bruit de water-chute et les pistons échauffés de la
cent tonnes au milieu des bruits de vaisselle et de frein
Le Havre autobus ascenceur

J'ouvre les persiennes de la chambre d'hôtel
Je me penche sur les bassins du port et la grande lueur
froide d'une nuit étoilée
Une femme chatouillée glousse sur le quai
Une chaîne sans fin tousse geint travaille

Je m'endort la fenêtre ouverte sur ce bruit de basse-cour
Comme à la campagne