Blaise CENDRARS

(1887-1961)

Cendras, le Magnifique

Cendrars, le Magnifique.

Raphaël Lahlou

- Où voulez-vous passer vos vacances ?

- Dans la lune !

Réponse de Blaise Cendrars à un questionnaire, en 1951.

POURQUOI J’ECRIS ?

Parce que…

Feuilles de Route. , (1927-28).

Je traînaillais hier sous la pluie ; Nice avait froid et moi aussi : des rafales de vent balayaient la Promenade des Anglais, les pergolas tremblaient, fantomatiques ; au fronton de gâteau glacé du Negresco, les mâts des drapeaux grinçaient, sifflaient et sonnaient comme les cloches de Bâle, si j’ose dire. En fait, cela ressemblait exactement à un concert de grelots mêlé au petit galop d’un traîneau qui filerait dans la steppe et les plaines enneigées, comme dans les Mémoires du fidèle Caulaincourt, ou comme dans les premières pages du Docteur Jivago.

Tout à coup, dans la brume et la pluie, j’eus une illumination, une illusion charmante, vibrante : Blaise Cendrars conduisait, de son bras unique, une Bugatti bleue (d’un bleu indigo ou outremer, naturellement) et chromée ; il passa à tombeau ouvert devant le Casino de la Jetée, ce bizarre bonbon qui devait devenir un jour une de ces masses d’acier dont on fait les canons…

Une image féerique de 1925, le tout baignant dans un ciel d’hiver vénitien !

J’étais alors – dois-je le préciser ?–, tout à fait sobre. C’est le genre de vision absolue, à la fois poétique et précise, et qui m’impressionne violemment, en tout cas. A la différence de Valery Larbaud, élégant rêveur du Bourbonnais, qui fut l’un de ses contemporains, Cendrars, avant que ne se crée le mythe d’André Malraux, qui usurpa peut-être un peu la succession du poète et du romancier suisse, est un aventurier, en allant vite : un équivalent de Joseph Conrad et de Jack London pour notre langue et pour l’art romanesque français.

Sans doute ai-je tort d’avoir la manie du cliché littéraire. Mais il y a des pages et des thèmes où le capitaine anglais – né en Ukraine polonaise – , le pionnier du Klondike et le légionnaire né en Suisse (malgré l’un des plus jolis mensonges qu’il écrivit et par lequel il se disait natif de la rue Saint-Jacques à Paris, au n°216, à l’Hôtel des Etrangers), se rejoignent et s’épaulent même, le vieux capitaine soutenant son cadet de la Légion étrangère et le révolté américain à bord du Sea Wolf. Il ne s’agit pas cependant d’une fraternité d’armes… Leur rapport n’est pas celui d’une Bandera, façon Mac Orlan et Gabin… .Il me semble correspondre à une confrérie des Tempêtes plutôt !

Mieux exactement, Cendrars est un personnage digne de ceux de Conrad, mais un personnage positif, dont la vie aura été un vigoureux mélange de Lord Jim, de Sous les yeux d’Occident et de L’Agent secret , coloré d’une pointe de curaçao puisée dans Nostromo…

Les héros de Conrad et ceux de Cendrars sont des hommes foudroyés !

Aventurier et marin, chercheur d’or et jongleur à Londres ; anarchiste en Russie, en Finlande et en Chine ; explorateur des Amériques et de la Jungle du Cinématographe ; chroniqueur de la pègre et des charmes de Paris, combattant héroïque de la Grande Guerre… il y a quelque chose de tragique et de baroque dans la vie de cet homme insaisissable, qui aurait pu dire, comme Napoléon, comme Tintin (son petit cousin et qui devint comme lui reporter mais fut plus sage avec sa houppe et ses pantalons de golf), ou comme tout le monde, mais pas sur le même ton que tout le monde : « Quel roman que ma vie ! » Poète du cacatois, du mât de misaine et du Transsibérien, amoureux de la Tour Saint-Jacques et de la Tour Eiffel, c’est peu de dire que cet homme fut un novateur et un rêveur de jour. C’est pour nous un homme moderne, qui aimait Villon et détestait le XIXème siècle : « siècle des bretelles, de Napoléon et de la civilisation au gaz… ». Il ne peut que séduire, mais il est profond surtout… J’ai un point de désaccord pour ce qui concerne Napoléon, mais ce jugement lapidaire à la Léon Daudet est fort juste ; Cendrars, c’est avant tout un regard d’une précision magnifique, un œil poétique et sauvage : un reporter dans la lignée du Victor Hugo des Choses vues et de la Mort de Balzac ! Il suffit de lire son Hollywood, ses chroniques sur la pègre et ses correspondances de guerre[1] pour en être absolument convaincu… Cendrars avait horreur de démentir les légendes qui couraient sur son compte – et qui courent encore, quarante ans après que ce bourlingueur de soixante-quatorze ans, enchaîné, comme un galérien, à son lit par la maladie, nous ait quitté.

Ses lecteurs l’appellent Blaise (car il fait partie de ces auteurs que les lecteurs considèrent comme un ami intime, dépourvu de la fatuité tourmentée et paranoïaque d’un Jean-Jacques, autre produit d’importation suisse).

* * *

C’était l’un de ces amis que l’on tutoie ; et l’un de ces bons, vivants et francs camarades avec qui l’on peut boire un verre de vin, celui de Neuchâtel, par exemple, qui fut fort prisé par James Joyce également (au point, que la veille de sa mort (à Zürich), le romancier irlandais devait véhémentement exprimer sa confiance envers deux infirmiers, natifs de Neuchâtel – bis repetita ! – à cause des vertus qu’il prêtait au vin de leur ville).

J’ai toujours pensé que, en 1961, l’année même de la mort de Blaise (de son nom véritable Frédéric Sauser), dans ce western en noir et blanc superbe qu’est l’Homme qui tua Liberty Valance, John Ford avait appliqué un principe cendrarsien pur malt : « Dans l’Ouest, on n’imprime pas la vérité, mais la légende ! »

Du reste, Cendrars n’ignorait pas le western, genre qui n’est pas si sûrement américain qu’on le dit – il y a eu des westerns français, généralement camarguais d’ailleurs, ceux de Joë Haman, par exemple, ami de Cocteau –, puisqu’il est l’auteur de l’Or et de Rhum, deux « pastorales américaines » ; je dis américaine pour la saga de Jean Galmot, inutile de situer la Guyane française sur une carte...

Johann August Suter, c’est un personnage fort différent dans la réalité et dans l’épopée qu’il a inspiré à Cendrars : en somme, trois décennies au moins avant Ford et le sénateur Ransom Stoddard (joué par James Stewart), Cendrars avait imprimé, au sens strict, la légende…

David Wark Griffith a inventé la « grammaire » du Cinématographe[2] ; cela à partir de son film-fleuve : Naissance d’une Nation. Le film date de 1916, et Raoul Walsh y fut un figurant, dont ce pendant le visage était caché par une cagoule : il jouait un membre du Ku Klux Klan. Griffith, c’était un gentilhomme du vieux Sud qui, comme nombre de ses compatriotes, aura connu un sort final atroce : fin saoul, un soir, il est mort empalé sur une grille de square qu’il avait tenté d’escalader.

Cendrars aura, en un sens, introduit le cinéma et ses plans particuliers, avant même Hemingway ou Scott Fitzgerald, dans la littérature. Couleurs, travellings, nuances du noir et blanc, souci du détail et capacité à montrer l’immense beauté du monde, panoramique et Super Todd Ao un quart de siècle au moins avant la mise au point de ce procédé… oui, tout y est !

* * *

Mais s’il était volontiers blagueur, Blaise n’était pas un héros de cinéma, comme André Gide devant la caméra de Marc Allégret…

Cendrars était courageux ; banalité de le dire, et il aimait la France, autre banalité mais qui devient rare. Un trait pour le dépeindre ? le 29 juillet 1914, la plupart des journaux de Paris publièrent une adresse rédigée et signée par des étrangers résidant en France – dont Blaise. On pouvait y lire cette phrase prophétique : « Des étrangers amis de la France, qui pendant leur séjour en France ont appris à l’aimer et à la chérir comme une seconde patrie, sentent le besoin impérieux de lui offrir leurs bras. »[3] Il appliquera ce désir à la lettre, laissant son bras droit sur le champ de bataille de Champagne, le 28 septembre 1915, alors qu’il était caporal au 1er étranger, 3ème régiment, que l’on appelait le « 3ème déménageur ». Sobrement, en 1946, Blaise écrira : « Nous avions perdu notre jeunesse en moins de six mois. »

Ajoutons que, en 1939, à la terrasse d’un café parisien, Cendrars flanquera sa main gauche dans la figure d’un jeune poète russe qui, dénigrant la France devant une absinthe, affirmait son refus de s’engager pour la défendre. Le bourlingueur avait le geste prompt.

Blaise Cendrars n’était d’ailleurs pas rancunier ; ses publications avaient déclenché d’abord le rire gros et facile, et il déplorait d’avoir dû publier ses premiers poèmes dans des revues étrangères , par exemple, à Saint-Pétersbourg; les mêmes railleries accueilleront, en dépit de quelques esprits clairs, l’attribution du Prix Nobel au poète grec Séféris, ami d’Henry Miller – lui même fort lié à Blaise : le persiflage est un sport national.

* * *

Retour à Neuchâtel. Un coup de manivelle, un petit bruit de moteur ronronnant, retour en arrière : une petite lumière pâle dans laquelle danse un cylindre de poussière ! J’ai une carte et quelques photographies sous les yeux : une rue avec un bistrot où l’on sert de l’absinthe : une rue qui avait presque le nom d’un peintre français: la rue des Chavannes. Cendrars a dû arpenter cette rue dans sa jeunesse. C’est dans Vol à Voile, où Blaise évoque cette ville (celle de la maison de son adolescence : Villamond, une vieille maison à balcons, couverte de géraniums ; elle se dresse joliment au nord de la gare d’où partent les express vers un village qui s’appelle Saint-Blaise – Saint-Blaise ? tiens donc !), et sa famille, que l’on comprend parfaitement qu’un écrivain commence souvent par être un monte-en-l’air avant de devenir un évadé :

« A mi-côte, sur la gauche, c’était la gare avec ses fumées, ces coups de sifflet, ses coups de freins, ses trains internationaux qui ne stoppaient qu’une minute.(…) Les trains internationaux passaient à partir de quatre heures et demie en gare et il y en avait cinq ou six l’un derrière l’autre dans les deux sens. J’avais donc le temps, tout le temps. Un peu avant quatre heures, je poussai mes contrevents. A quatre heures tapant, je jetai valise et manteau par la fenêtre et me risquai sur l’étroite corniche qui devait me mener jusqu’à la chambre de ma sœur. J’enfonçai la vitre. Je tournai l’espagnolette. Ayant pénétré dans la chambre je chipai vingt ou trente pièces de cent sous que ma sœur tenait dans un tiroir de sa commode, puis je filai dans le cabinet de mon père rafler tous les paquets de cigarettes qui traînaient sur les meubles. Je revins prestement sur mes pas. La porte de l’escalier était fermée, celle de la cuisine aussi. En traversant la salle à manger, je fourrai dans mes poches une demi-douzaine des services en argent et en passant par le salon j’ouvris le secrétaire de ma mère et volai quelques billets de cent francs. Ensuite, j’enjambai sans aucune hésitation la balustrade du balcon, me suspendis dans le vide et me laissai tomber sur le balcon d’en dessous sans avoir alerté les voisins. Ayant répété plusieurs fois et avec la même chance cette manœuvre(…), je me laissai choir dans la ruelle et je ramassai valise et manteau pour m’acheminer tranquillement vers la gare. A la gare, je pris un billet de troisième classe et montai dans l’express de Bâle en partance. Bâle, pourquoi Bâle ? J’aurais tout aussi bien pu partir dans l’autre direction ! »

On jurerait d’avoir affaire à Belmondo dans Le Voleur, de Louis Malle, d’après le roman de Georges Darien, qui fut un peu notre O’Henry.

Blaise le Magnifique était un fugueur… Il existe une photographie de Robert Doisneau que j’aime bien : on y voit Blaise Cendrars de profil, le mégot à la bouche, les lunettes sur les yeux : il tapote de la main gauche sur sa vieille machine à écrire, en chemisette et pantalon de toile, assis sur une chaise et les jambes croisées. Son bureau, encombré de papiers et d’encriers, est comme soudé à une grande fenêtre dans la vitre de laquelle on distingue deux grands arbres, une place de village avec les stands en toile d’un marché et puis, aussi, la ligne de collines et un gros bout de ciel.

C’est une photographie idéale ; celle qui rend le mieux compte du mot d’Henry Miller sur Cendrars : « Une gueule inoubliable ! »

Et puis, comme dit la chanson : « On dirait le Sud, et c’est joli… » Blaise Cendrars ? Un ami de Charlie Chaplin, avec qui il logeait pauvrement à Londres, vers 1909 ; un camarade de Modigliani, un vieux chroniqueur du XXème siècle. Né en 1887 à la Chaux-de-Fonds, il est mort à Paris, le 21 janvier 1961, jour de la mort de Louis XVI et de Lénine… Qui n’avaient rien à voir avec lui. Mais le malheureux roi aimait comme lui les métiers d’art et les voyages…

Aux passions de Cendrars, il faut ajouter celles du Brésil, des Œuvres complètes de Christophe Colomb, dans une édition de 1828 de préférence ; et aussi le caractère de Charles Quint et les splendeurs du Taj-Mahal, qui est un chef-d’œuvre de l’art architectural français[4]…

Mais ne glissons pas dans le style Larousse ! Laissons à Cendrars le dernier mot.

Donc :

« Là-bas gît

Blaise Cendrars

Par latitude zéro