Charles Baudelaire

1821 / 1867

Les Fleurs du mal / 1ere partie :

Horreur sympathique
&
L'Heautontimoroumenos

Horreur sympathique

De ce ciel bizarre et livide,
Tourmenté comme ton destin,
Quels pensers dans ton âme vide
Descendent? réponds, libertin.


- Insatiablement avide
De l'obscur et de l'incertain,
Je ne geindrai pas comme Ovide
Chassé du paradis latin.


Cieux déchirés comme des grèves
En vous se mire mon orgueil;
Vos vastes nuages en deuil


Sont les corbillards de mes rêves,
Et vos lueurs sont le reflet
De l'Enfer où mon coeur se plaît.

L'Héautontimorouménos

A J.G.F.
Je te frapperai sans colère
Et sans haine, comme un boucher,
Comme Moïse le rocher
Et je ferai de ta paupière,

Pour abreuver mon Saharah
Jaillir les eaux de la souffrance.
Mon désir gonflé d'espérance
Sur tes pleurs salés nagera


Comme un vaisseau qui prend le large,
Et dans mon coeur qu'ils soûleront
Tes chers sanglots retentiront
Comme un tambour qui bat la charge!


Ne suis-je pas un faux accord
Dans la divine symphonie,
Grâce à la vorace Ironie
Qui me secoue et qui me mord


Elle est dans ma voix, la criarde!
C'est tout mon sang ce poison noir!
Je suis le sinistre miroir
Où la mégère se regarde.


Je suis la plaie et le couteau!
Je suis le soufflet et la joue!
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau!


Je suis de mon coeur le vampire,
- Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés
Et qui ne peuvent plus sourire!