POUR
EN FINIR AVEC LE JUGEMENT
DE LA SOCIÉTÉ
« Pour en finir avec le jugement de Dieu »
Création radiophonique de 1948.
INSTRUCTION DU PROCÈS ANTONIN ARTAUD
Les
éditions André Dimanche Éditeur présentent
un superbe coffret contenant 4 cd audio comprenant lintégralité
de la légendaire émission radiophonique, interdite dantenne
pendant plusieurs années, qui fut créée en 1948
par Antonin Artaud sous le titre : « Pour en finir avec le jugement
de Dieu ».
Ce
coffret comprend également quelques déclamations enregistrées
par le poète ainsi quun atelier de création sonore
sur lequel il est possible dentendre, entre autres, les voix
de Maria Casarès et de Roger Blin. Cet atelier nous offre aussi
la magnifique audition du texte sur : « Van Gogh, le suicidé
de la société ».
Voici
donc un excellent prétexte pour faire le point, quarante ans
après la disparition de lauteur du « théâtre
et son double », sur la question de ses neuf années dinternement
asilaire.
Il
ne sera pas question dans ce qui va suivre détablir ici
le procès de la psychiatrie.
Cette
science respectable, à limage dautres consurs,
suit également le long et laborieux apprentissage inhérent
au jalonnement des découvertes scientifiques et de la recherche.
Elle doit encore apprendre. Il faut par ailleurs, reconnaître
objectivement que cette discipline comporte de talentueux et honorables
praticiens qui exercent souvent leur profession dans des conditions
matérielles difficiles.
Laissons
aussi, pour linstant, des esprits insinuants qui tenteraient
détablir une succession méthodologique entre les
jets deau glacée du 19° siècle supposés
guérir les « hystériques », lélectrochoc
rédempteur du 20° et la grande générosité
avec laquelle sont dispensés les tranquillisants et autre anti-hallucinatoires
de tout ordre de nos jours.
Nous
allons plutôt nous concentrer sur « laffaire Artaud
», acteur, metteur en scène, théoricien de lart,
poète interné pour des motifs à déterminer
entre 1937 et 1946.
Des
faits, en premier lieu :
Antonin
Artaud, en mal de surréalisme et de théâtre absolu
vient dexpérimenter le champignon magique peyotl-
avec les Indiens Tarahumaras du Mexique (1936).
De
retour en France, le voici bientôt doté dune canne
hiératique qui aurait appartenue à saint Patrick. Il
décide daller restituer ce talisman à celle quil
estime être sa propriétaire légitime : ladmirable
nation irlandaise (1937).
Voici
une idée a priori saugrenue, même si elle émane
dun cerveau qui fut lun des plus brillant promoteur du
surréalisme. Mais elle semble surtout fort inoffensive.
Surtout
si nous nous remémorons lhistorique des conquérants,
armés dintentions don quichotesques ou non, qui décidèrent
de tout temps de marcher sur Albion.
Naturellement,
cette initiative se déroule mal.
Et voici ou peuvent commencer à se projeter les feux de la
justice en ce qui concerne laffaire Artaud. Et ce, parce quil
est subitement arrêté par les autorités locales.
Il sera ensuite extradé vers la France pour des motifs indéterminés.
Lors de son voyage de retour par bateau, il se produit également
une obscure altercation avec les membres de léquipage.
Débarqué sur son sol natal, lenfer de neuf années
dinternement, jallais dire dincarcération,
commence pour limmortel interprète de Marat dans le Napoléon
dAbel Gance.
Mais employons quand même la spécificité du terme
internement. Car ce mot renferme un principe probablement plus terrifiant
quune peine déterminée de prison ; il implique
que le patient interné ne connaît pas, à lavance,
sa date de restitution à la vie normale.
Par-dessus tout, les critères exacts qui objectiveraient sa
libération restent nébuleux tant ils sont occultés
par des tenants du pire travers de lesprit scientiste : celui
de lindifférence et de la froideur humaine.
Il faudrait sans doute faire preuve de moins dexcentricités,
ce qui semble difficile pour artiste, et de probablement plus dobséquiosité
pour espérer une libération rapide dans ce cas ?
Oui, mais pas de trop, tout de même, parce quun fou aimable
cela à forcément quelque chose derrière la tête.
Et alors, il redevient suspect. Et puis, en ce qui concerne Antonin
Artaud, lintéressé su toujours concilier agitation
révolutionnaire surréaliste et affabilité. Alors...
- « Je vous assure que je me sens mieux, monsieur le médecin
».
- « Je vois cela, en effet ». Arrière pensée
: - causes toujours, je sais bien que tu es schizo.
En regard de ce qui vient dêtre évoqué,
il est parfaitement évident quune société
responsable doit se protéger dindividus déraisonnablement
dangereux.
Je
parle ici de méthodes et non de causes.
Une
partie des méthodes employées à lépoque
ou lauteur du « théâtre et son double »
fut interné coûtèrent 40 000 personnes à
lespèce humaine.
Nous
étions, certes, en période de guerre et les privations
matérielles de toutes sortes népargnèrent
évidemment pas les pensionnaires du système asilaire
français de lépoque. Mais devons nous rappeler
que le régime de Vichy, pour cause officielle de défaite,
était assujetti à celui de Berlin ? Devons nous citer
les passages de Mein Kampf concernant la question des aliénés
et du sort leur étant réservé ?
Certes,
aucun ordre officiel établi à lintention des directeurs
dasiles némanèrent du gouvernement français.
Mais nous sommes face à un état de fait encore plus
pernicieux : létablissement dune connivence tacite
et officieuse pour obtenir des solutions finales acceptables et arrangeantes.
Et
ici, le rationnement des vitamines et le prix du kilogramme de pommes
de terre viennent à point. Or pour quune connivence existe,
il faut au moins deux parties en action
Naturellement,
il serait peu objectif dattribuer linternement dAntonin
Artaud aux seuls dignitaires de lidéologie nationale-socialiste,
de leurs vassaux et de leurs serfs.
Par
contre, la typologie et les caractéristiques de ces individus
sont fort intéressante.
Et
ce, parce quelles sont récurrentes dans lhistoire
de lhumanité.
Ne
serait-ce pas, effectivement, les mêmes, sous dautres
formes, qui se gaussaient en dautres temps, à la vue,
intolérable, pour certains, des premiers tableaux impressionnistes
? Est-ce leur filiation mentale directe qui se complait à visiter
quelques décennies plus tard lexposition sur les artistes
dégénérés, parmi lesquels figurent aussi,
forcément, des amis ou des proches de la sensibilité
dArtaud et qui fut organisée, précisément
par le III° Reich ? Sont-ce toujours eux, encore, qui seffrayent
de découvrir que de jeunes universitaires occidentaux à
la chevelure libre puissent danser extatiquement aux sons des subtiles
mélodies électrifiées irradiant la plaine de
Woodstock alors quà Saïgon, au même moment,
une autre forme de grandeur et de valeur humaine se trouve en jeu
?
Dois-je
continuer cette sinistre énumération chronologique ?
-
« La liberté artistique terrifie certains, votre honneur
! Serait-ce la principale charge retenue contre monsieur Artaud ?
».
-
« Ne pensez-vous pas, cher maître, quinversement,
une émancipation incontrôlée de la liberté
puisse conduire au chaos ou au retour à des atavismes dangereux
? »
-
« Assurément, mais, en revanche, vers quel type de mode
dexistence sociale mène létroitesse desprit
et la défiance vis à vis des artistes, votre honneur
? »
Antonin
Artaud dut longuement réfléchir au cas Vincent Van Gogh,
autre pensionnaire des maisons de redressement mental. Il en résultera
fort logiquement un des textes les plus pertinent jamais écrit
sur un artiste : « Vincent Van Gogh, le suicidé de la
société ».
Ce recueil, fut produit par un esprit en état dhypersensibilité
permanente et volontairement proclamée. Il habitait un corps
en transe et transfiguré, le mauvais jeu de mots est volontaire,
par le « bardo », allusion au livre des morts tibétains,
de lélectrochoc réel et métaphorique du
système asilaire. Un modeste effort dimagination trouvera
aisément une liaison figurative avec certains champs de tournesols
singulièrement peints. Pour certains.
Degrés de tolérance sociale liée à une
typologie spécifique dindividus immuables disais- je
? Et si, en ce printemps 2000 nous décidions de cesser subitement
de peindre des baignoires en rose pour redécouvrir et affirmer
les canons esthétiques immortels de la renaissance ?
Je
ne dispose pas de lensemble exhaustif des éléments
qui explicitent linternement dAntonin Artaud. Et, au fond,
je ne tiens pas particulièrement à les posséder
entièrement, par respect à ce que fut sa vie intime,
et par convenance vis à vis de ses proches.
Ce
que je sais, par contre, cest que lun de nos plus grand
artiste fut enfermé neuf années dans un asile psychiatrique.
Ceci ne se passait ni en Sibérie, ni aux confins du Chili,
mais dans un pays dont la capitale venait dêtre le centre
mondial de la pensée et de lart pendant des décennies.
Voici en quoi laffaire Artaud minterpelle.
Thibaut MOINARD
Paris, avril 2000