à
Jean Paulhan.
Il
y a assez de détails pour quon comprenne.
Préciser serait gâter la poésie de la chose
NEUTRE
FÉMININ
MASCULIN
Je veux essayer un féminin terrible. Le cri de la révolte
quon piétine, de langoisse armée en guerre,
et de la revendication.
Cest comme la plainte dun abîme quon ouvre
: la terre blessée crie, mais des voix sélèvent,
profondes comme le trou de labîme, et qui sont le trou
de labîme qui crie.
Neutre. Féminin. Masculin.
Pour lancer ce cri je me vide.
Non pas dair, mais de la puissance même du bruit. Je dresse
devant moi mon corps dhomme. Et ayant jeté sur lui «
lil » dune mensuration horrible, place par
place je le force à rentrer en moi.
Ventre dabord. Cest par le ventre quil faut que
le silence commence, à droite, à gauche, au point des
engorgements herniaires, là où opèrent les chirurgiens.
Le Masculin pour faire sortir le cri de la force appuierait dabord
à la place des engorgements, commanderait lirruption
des poumons dans le souffle et du souffle dans les poumons.
Ici, hélas, cest tout le contraire et la guerre que je
veux faire vient de la guerre quon me fait à moi.
Il y a dans mon Neutre un massacre ! Vous comprenez, il y a limage
enflammée dun massacre qui alimenta ma guerre à
moi. Ma guerre est nourrie dune guerre, et elle crache sa guerre
à soi.
Neutre. Féminin. Masculin. Il y a dans ce neutre un recueillement,
la volonté à laffût de la guerre, et qui
va faire sortir la guerre, de la force de son ébranlement.
Le Neutre parfois est inexistant. Cest un Neutre de repos, de
lumière, despace enfin.
Entre deux souffles, le vide sétend, mais alors cest
comme un espace quil sétend.
Ici cest un vide asphyxié. Le vide serré dune
gorge, où la violence même du râle a bouché
la respiration.
Cest dans le ventre que le souffle descend et crée son
vide doù il le relance au sommet des poumons.
Cela veut dire : pour crier je nai pas besoin de la force, je
nai besoin que de la faiblesse, et la volonté partira
de la faiblesse, mais vivra, pour recharger la faiblesse de toute
la force de la revendication.
Et pourtant, et cest ici le secret, comme au théâtre,
la force ne sortira pas. Le masculin actif sera comprimé. Et
il gardera la volonté énergique du souffle. Il la gardera
pour le corps entier, et pour lextérieur il y aura un
tableau de la disparition de la force auquel les sens croiront assister.
Or, du vide de mon ventre jai atteint le vide qui menace le
sommet des poumons.
De là sans solution de continuité sensible le souffle
tombe sur les reins, dabord à gauche, cest un cri
féminin, puis à droite, au point où lacupuncture
chinoise pique la fatigue nerveuse, quand elle indique un mauvais
fonctionnement de la rate, des viscères, quand elle révèle
une intoxication.
Maintenant je peux remplir mes poumons dans un bruit de cataracte,
dont lirruption détruirait mes poumons, si le cri que
jai voulu pousser nétait un rêve.
Massant les deux points du vide sur le ventre, et de là, sans
passer aux poumons, massant les deux points un peu au-dessus des reins,
ils ont fait naître en moi limage de ce cri armé
en guerre, de ce terrible cri souterrain.
Pour ce cri il faut que je tombe.
Cest le cri du guerrier foudroyé qui dans un bruit de
glaces ivre froisse en passant les murailles brisées.
Je tombe.
Je tombe mais je nai pas peur.
Je rends ma peur dans le bruit de la rage, dans un solennel barrissement.
Neutre. Féminin. Masculin.
Le Neutre était pesant et fixé. Le Féminin est
tonitruant et terrible, comme laboiement dun fabuleux
molosse, trapu comme les colonnes caverneuses, compact comme lair
qui mure les voûtes gigantesques du souterrain.
Je crie en rêve, mais je sais que je rêve, et sur les
deux côtés du rêve je fais régner ma volonté.
Je crie dans une armature dos, dans les cavernes de ma cage
thoracique qui aux yeux médusés de ma tête prend
une importance démesurée.
Mais avec ce cri foudroyé, pour crier il faut que je tombe.
Je tombe dans un souterrain et je ne sors pas, je ne sors plus.
Plus jamais dans le Masculin.
Je lai dit : le Masculin nest rien. Il garde de la force,
mais il mensevelit dans la force.
Et pour le dehors cest une claque, une larve dair, un
globule sulfureux qui explose dans leau, ce masculin, le soupir
dune bouche fermée et au moment où elle se ferme.
Quand tout lair a passé dans le cri et quil ne
reste plus rien pour le visage. De cet énorme barrissement
de molosse, le visage féminin et fermé vient tout juste
de se désintéresser.
Et cest ici que les cataractes commencent.
Ce cri que je viens de lancer est un rêve.
Mais un rêve qui mange le rêve.
Je suis bien dans un souterrain, je respire, avec les souffles appropriés,
ô merveille, et cest moi lacteur.
Lair autour de moi est immense, mais bouché, car de toutes
parts la caverne est murée.
Jimite un guerrier médusé, tombé tout seul
dans les cavernes de la terre et qui crie frappé par la peur.
Or le cri que je viens de lancer appelle un trou de silence dabord,
de silence qui se rétracte, puis le bruit dune cataracte,
un bruit deau, cest dans lordre, car le bruit est
lié au théâtre. Cest ainsi que dans tout
vrai théâtre, procède le rythme bien compris.
LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN :
Cela veut dire quil y a de nouveau magie de vivre ; que lair
du souterrain qui est ivre, comme une armée reflue de ma bouche
fermée à mes narines grandes ouvertes, dans un terrible
bruit guerrier.
Cela veut dire que quand je joue mon cri a cessé de tourner
sur lui-même, mais quil éveille son double de sources
dans les murailles du souterrain.
Et ce double est plus quun écho, il est le souvenir dun
langage dont le théâtre a perdu le secret.
Grand comme une conque, bon à tenir dans le creux de la main,
ce secret ; cest ainsi que la Tradition parle.
Toute la magie dexister aura passé dans une seule poitrine
quand les Temps se seront refermés.
Et cela sera tout près dun grand cri, dune source
de voix humaine, une seule et isolée voix humaine, comme un
guerrier qui naura plus darmée.
Pour dépeindre le cri que jai rêvé, pour
le dépeindre avec les paroles vives, avec les mots appropriés,
et pour, bouche à bouche et souffle à souffle, faire
passer non dans loreille, mais dans la poitrine du spectateur.
Entre le personnage qui sagite en moi quand, acteur, javance
sur une scène et celui que je suis quand javance dans
la réalité, il y a une différence de degré
certes, mais au profit de la réalité théâtrale.
Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue cest
là que je me sens exister.
Quest-ce qui mempêcherait de croire au rêve
du théâtre quand je crois au rêve de la réalité
?
Quand je rêve je fais quelque chose et au théâtre
je fais quelque chose.
Les évènements du rêve conduits par ma conscience
profonde mapprennent le sens des évènements de
la veille où la fatalité toute nue me conduit.
Or le théâtre est comme une grande veille, où
cest moi qui conduis la fatalité.
Mais ce théâtre où je mène ma fatalité
personnelle et qui a pour point de départ le souffle, et qui
sappuie après le souffle sur le son ou sur le cri, il
faut pour refaire la chaîne, la chaîne dun temps
où le spectateur dans le spectacle cherchait sa propre réalité,
permettre à ce spectateur de sidentifier avec le spectacle,
souffle par souffle et temps par temps.
Ce spectateur ce nest pas assez que la magie du spectacle lenchaîne,
elle ne lenchaînera pas si on ne sait pas où le
prendre. Cest assez dune magie hasardeuse, dune
poésie qui na plus la science pour létayer.
Au théâtre poésie et science doivent désormais
sidentifier.
Toute émotion a des bases organiques. Cest en cultivant
son émotion dans son corps que lacteur en recharge la
densité voltaïque.
Savoir par avance les points du corps quil faut toucher cest
jeter le spectateur dans les transes magiques.
Et cest cette sorte précieuse de science que la poésie
au théâtre sest depuis longtemps déshabituée.
Connaître les localisations du corps, cest donc refaire
la chaîne magique.
Et je veux avec lhiéroglyphe dun souffle retrouver
une idée du théâtre sacré.
Antonin Artaud
Mexico, 5 avril 1936