Antonin Artaud

1896 / 1948

A la grande nuit / ou

Le theatre de Seraphin

Neutre feminin / masculin

à Jean Paulhan.

Il y a assez de détails pour qu’on comprenne.
Préciser serait gâter la poésie de la chose



NEUTRE
FÉMININ
MASCULIN




Je veux essayer un féminin terrible. Le cri de la révolte qu’on piétine, de l’angoisse armée en guerre, et de la revendication.
C’est comme la plainte d’un abîme qu’on ouvre : la terre blessée crie, mais des voix s’élèvent, profondes comme le trou de l’abîme, et qui sont le trou de l’abîme qui crie.
Neutre. Féminin. Masculin.

Pour lancer ce cri je me vide.
Non pas d’air, mais de la puissance même du bruit. Je dresse devant moi mon corps d’homme. Et ayant jeté sur lui « l’œil » d’une mensuration horrible, place par place je le force à rentrer en moi.

Ventre d’abord. C’est par le ventre qu’il faut que le silence commence, à droite, à gauche, au point des engorgements herniaires, là où opèrent les chirurgiens.
Le Masculin pour faire sortir le cri de la force appuierait d’abord à la place des engorgements, commanderait l’irruption des poumons dans le souffle et du souffle dans les poumons.
Ici, hélas, c’est tout le contraire et la guerre que je veux faire vient de la guerre qu’on me fait à moi.
Il y a dans mon Neutre un massacre ! Vous comprenez, il y a l’image enflammée d’un massacre qui alimenta ma guerre à moi. Ma guerre est nourrie d’une guerre, et elle crache sa guerre à soi.

Neutre. Féminin. Masculin. Il y a dans ce neutre un recueillement, la volonté à l’affût de la guerre, et qui va faire sortir la guerre, de la force de son ébranlement.
Le Neutre parfois est inexistant. C’est un Neutre de repos, de lumière, d’espace enfin.
Entre deux souffles, le vide s’étend, mais alors c’est comme un espace qu’il s’étend.
Ici c’est un vide asphyxié. Le vide serré d’une gorge, où la violence même du râle a bouché la respiration.

C’est dans le ventre que le souffle descend et crée son vide d’où il le relance au sommet des poumons.
Cela veut dire : pour crier je n’ai pas besoin de la force, je n’ai besoin que de la faiblesse, et la volonté partira de la faiblesse, mais vivra, pour recharger la faiblesse de toute la force de la revendication.
Et pourtant, et c’est ici le secret, comme au théâtre, la force ne sortira pas. Le masculin actif sera comprimé. Et il gardera la volonté énergique du souffle. Il la gardera pour le corps entier, et pour l’extérieur il y aura un tableau de la disparition de la force auquel les sens croiront assister.

Or, du vide de mon ventre j’ai atteint le vide qui menace le sommet des poumons.
De là sans solution de continuité sensible le souffle tombe sur les reins, d’abord à gauche, c’est un cri féminin, puis à droite, au point où l’acupuncture chinoise pique la fatigue nerveuse, quand elle indique un mauvais fonctionnement de la rate, des viscères, quand elle révèle une intoxication.
Maintenant je peux remplir mes poumons dans un bruit de cataracte, dont l’irruption détruirait mes poumons, si le cri que j’ai voulu pousser n’était un rêve.

Massant les deux points du vide sur le ventre, et de là, sans passer aux poumons, massant les deux points un peu au-dessus des reins, ils ont fait naître en moi l’image de ce cri armé en guerre, de ce terrible cri souterrain.
Pour ce cri il faut que je tombe.
C’est le cri du guerrier foudroyé qui dans un bruit de glaces ivre froisse en passant les murailles brisées.

Je tombe.
Je tombe mais je n’ai pas peur.
Je rends ma peur dans le bruit de la rage, dans un solennel barrissement.

Neutre. Féminin. Masculin.
Le Neutre était pesant et fixé. Le Féminin est tonitruant et terrible, comme l’aboiement d’un fabuleux molosse, trapu comme les colonnes caverneuses, compact comme l’air qui mure les voûtes gigantesques du souterrain.

Je crie en rêve, mais je sais que je rêve, et sur les deux côtés du rêve je fais régner ma volonté.
Je crie dans une armature d’os, dans les cavernes de ma cage thoracique qui aux yeux médusés de ma tête prend une importance démesurée.

Mais avec ce cri foudroyé, pour crier il faut que je tombe.
Je tombe dans un souterrain et je ne sors pas, je ne sors plus.
Plus jamais dans le Masculin.
Je l’ai dit : le Masculin n’est rien. Il garde de la force, mais il m’ensevelit dans la force.
Et pour le dehors c’est une claque, une larve d’air, un globule sulfureux qui explose dans l’eau, ce masculin, le soupir d’une bouche fermée et au moment où elle se ferme. Quand tout l’air a passé dans le cri et qu’il ne reste plus rien pour le visage. De cet énorme barrissement de molosse, le visage féminin et fermé vient tout juste de se désintéresser.
Et c’est ici que les cataractes commencent.
Ce cri que je viens de lancer est un rêve.
Mais un rêve qui mange le rêve.
Je suis bien dans un souterrain, je respire, avec les souffles appropriés, ô merveille, et c’est moi l’acteur.
L’air autour de moi est immense, mais bouché, car de toutes parts la caverne est murée.
J’imite un guerrier médusé, tombé tout seul dans les cavernes de la terre et qui crie frappé par la peur.
Or le cri que je viens de lancer appelle un trou de silence d’abord, de silence qui se rétracte, puis le bruit d’une cataracte, un bruit d’eau, c’est dans l’ordre, car le bruit est lié au théâtre. C’est ainsi que dans tout vrai théâtre, procède le rythme bien compris.



LE THÉÂTRE DE SÉRAPHIN :



Cela veut dire qu’il y a de nouveau magie de vivre ; que l’air du souterrain qui est ivre, comme une armée reflue de ma bouche fermée à mes narines grandes ouvertes, dans un terrible bruit guerrier.
Cela veut dire que quand je joue mon cri a cessé de tourner sur lui-même, mais qu’il éveille son double de sources dans les murailles du souterrain.
Et ce double est plus qu’un écho, il est le souvenir d’un langage dont le théâtre a perdu le secret.

Grand comme une conque, bon à tenir dans le creux de la main, ce secret ; c’est ainsi que la Tradition parle.
Toute la magie d’exister aura passé dans une seule poitrine quand les Temps se seront refermés.

Et cela sera tout près d’un grand cri, d’une source de voix humaine, une seule et isolée voix humaine, comme un guerrier qui n’aura plus d’armée.
Pour dépeindre le cri que j’ai rêvé, pour le dépeindre avec les paroles vives, avec les mots appropriés, et pour, bouche à bouche et souffle à souffle, faire passer non dans l’oreille, mais dans la poitrine du spectateur.
Entre le personnage qui s’agite en moi quand, acteur, j’avance sur une scène et celui que je suis quand j’avance dans la réalité, il y a une différence de degré certes, mais au profit de la réalité théâtrale.
Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue c’est là que je me sens exister.
Qu’est-ce qui m’empêcherait de croire au rêve du théâtre quand je crois au rêve de la réalité ?
Quand je rêve je fais quelque chose et au théâtre je fais quelque chose.
Les évènements du rêve conduits par ma conscience profonde m’apprennent le sens des évènements de la veille où la fatalité toute nue me conduit.
Or le théâtre est comme une grande veille, où c’est moi qui conduis la fatalité.
Mais ce théâtre où je mène ma fatalité personnelle et qui a pour point de départ le souffle, et qui s’appuie après le souffle sur le son ou sur le cri, il faut pour refaire la chaîne, la chaîne d’un temps où le spectateur dans le spectacle cherchait sa propre réalité, permettre à ce spectateur de s’identifier avec le spectacle, souffle par souffle et temps par temps.
Ce spectateur ce n’est pas assez que la magie du spectacle l’enchaîne, elle ne l’enchaînera pas si on ne sait pas où le prendre. C’est assez d’une magie hasardeuse, d’une poésie qui n’a plus la science pour l’étayer.
Au théâtre poésie et science doivent désormais s’identifier.
Toute émotion a des bases organiques. C’est en cultivant son émotion dans son corps que l’acteur en recharge la densité voltaïque.
Savoir par avance les points du corps qu’il faut toucher c’est jeter le spectateur dans les transes magiques.
Et c’est cette sorte précieuse de science que la poésie au théâtre s’est depuis longtemps déshabituée.
Connaître les localisations du corps, c’est donc refaire la chaîne magique.
Et je veux avec l’hiéroglyphe d’un souffle retrouver une idée du théâtre sacré.



Antonin Artaud
Mexico, 5 avril 1936